Comment j’en suis arrivée à proposer les ateliers DesOrientations… Après réflexion, je dirais que c’est la prise de conscience que nous sommes très nombreux.ses à être enlisé.es dans une mélasse avec le travail qu’on arrive pas toujours à nommer. Trop nombreux.ses à penser que c’est parce qu’on n’est pas assez « compétent.es » qu’on ne trouve pas de job, ou parce qu’on n’est pas assez créatif.ve qu’on n’a pas l’idée du siècle pour monter son autoentreprise de startupnationquivanousrendreheureux.sejusqu’àlafindenosjours. Ou encore, que c’est parce qu’on est inadapté.e (ou fragile) qu’on ne veut/peut plus bosser pour des gestionnaires.
Et pour calmer notre lot d’angoisses bien légitimes, il parait qu’il faut traverser la rue… ?
Du coup j’ai eu envie de proposer un espace qui permette d’échanger sur le travail, et se demander ensemble : « mais en fait si j’ai pas envie de traverser la rue, je fais comment ? »
En 2021 un premier groupe de DesOrientées s’est monté pour réfléchir à cette question du travail et la place qu’il prend dans nos vies, ou comment se respecter tout en répondant au besoin de subvenir à ses besoins et ceux de sa famille. Ce qui m’a le plus marqué je crois pendant ces premiers ateliers, c’est l’écart entre la richesse incroyable des parcours militants des participantes, et leur incapacité à les mettre en avant pour répondre à une offre d’emploi. Comme s’il avait été intégré que ces deux mondes ne pouvaient se rencontrer : on est militant.e OU travailleuse. Je crois que ce n’est pas le cas : nous sommes la somme de nos expériences, et elles nous sont toutes indissociables. Ne pas en avoir conscience, c’est risquer de s’abimer. En effet, si chercher à respecter ses valeurs au sein d’un environnement de travail peut être usant, ne pas le faire est aussi prendre un risque pour notre santé, physique et psychique.
C’est en faisant le bilan des ateliers 2021 que nous avons eu envie de continuer l’expérience.
Mais pour en savoir plus sur les ateliers DesOrientations, rendez-vous en fin d’édito ^^
L’idée des ateliers DesOrientations m’est aussi venue après une reprise d’étude pour être « consultante en bilan de compétences ». Je pensais sincèrement, étant un peu paumée moi-même, que ce boulot était pour moi. J’avais vraiment envie d’accompagner des personnes dans leurs réflexions sur le travail. En fait non, ou pas comme ça : j’ai retrouvé en cabinet ce que je voulais fuir de toutes mes forces à savoir des objectifs inatteignables, une pression et une charge de travail trop importante, une idéologie gestionnaire et adéquationniste rampante. L’adéquationnisme c’est quand les politiques de l’éducation de l’emploi cherchent à faire coller la formation à l’emploi, quel que soit le désir des personnes. En gros quand votre conseiller vous incite à devenir formateur.ice e-learning ou intégrer les métiers de la police alors même que vous déclarez chercher dans le domaine de l’agriculture.
Mais j’ai aussi eu envie de partager ici des éléments qui ont participé à ma prise de conscience : au-delà des déterminismes sociaux, les dés sont pipés en matière d’orientation et d’emploi.
Et comment avec l’arrivée de la notion de compétence, le rapport de force ou le rapport de classe a été profondément déséquilibré.
Des choix politiques pas du tout désorientés
Depuis le début du XXème siècle, l’orientation professionnelle en France n’a cessé d’évoluer au gré du contexte social et économique du pays. De l’insertion par le travail à celle par les compétences, l’objectif est toujours resté le même : fournir de la main d’œuvre aux grands patrons ou aux actionnaires, et faire fructifier, encore et toujours, le capital.
Pour en dresser un très rapide historique, début XXème, on parle d’insertion par le travail. Il faut pallier les besoins de main d’œuvre occasionnés par le départ massif des hommes au front, notamment pour la fabrique d’armes. Les ouvrier.ère.s sont formé.e.s sur le tas, et leur embauche n’est pas assujettie à une formation.
Plus tard, avec la modernisation des entreprises (, il devient nécessaire de former les travailleur.euses et de les classer : celleux qui pourront devenir ouvrier.ère.s spécialisé.es et les autres. Des tests sont inventés et le bureau du chômage organise des examens psychotechniques ainsi qu’une visite médicale avant l’embauche. En fonction des résultats des tests, certain.e.s recevront une formation et seront orienté.e.s vers du travail qualifié. C’est l’insertion par la qualification (1940-1960). A sa suite et parce qu’on est en « plein emploi », arrive l’insertion par la scolarisation (1960-2000). Les personnes peuvent « choisir » leur orientation professionnelle, et le besoin de main d’œuvre qualifiée augmente. Les titres professionnels sont créés et l’intégration dans l’entreprise ne sera plus soumise à la seule réussite des tests. A ce stade, les métiers sont reconnus par des qualifications professionnelles, délivrées par un certificat ou un diplôme. L’embauche s’organise par métier, et est soumise à l’obtention de ces qualifications. Les travailleurs.euses d’un même métier peuvent faire pression collectivement pour améliorer le salaire associé, les conditions de travail, les règles du métier. Les collectifs sont forts et galvanisés par le sentiment d’appartenance à un groupe. Ce qui n’a pas échappé au patronat…
L’invention des compétences où comment détruire les collectifs
D’autant que suite aux trente glorieuses succède une forte période de chômage, et le risque de révoltes qui va avec. Pour éviter les luttes qui inspirent et se propagent, il faut casser les collectifs de travail, les syndicats. Et l’orientation par les compétences apparait… On n’est plus embauché.e.s grâce à notre qualification mais des compétences. Compétences qui viennent de la formation professionnelle, de l’expérience professionnelle, mais aussi, bien sûr, de sa classe sociale et sa personnalité. Une des définitions de la compétence, c’est la somme des savoirs, savoirs-faire et savoirs-être. Mais la grosse arnaque avec cette notion, c’est qu’on est seul.e avec ses compétences, alors qu’on était nombreux.ses avec les qualifications. Les compétences nous obligent à nous adapter au système, là où les qualifications nous permettaient d’influer sur lui.
Les compétences c’est aussi la porte grande ouverte aux discriminations. Elles offrent un tapis rouge aux recruteurs racistes, classistes et/ou validistes pour refuser une candidature sous prétexte que la personne n’est pas assez adaptable ? Flexible ? De bonne volonté ? Positif.ve ? Autonome ? Loyal.e ?
Faire bien son travail ne suffit plus, loin de là. On assumera préférer quelqu’un de dynamique, flexible et adaptable (traduction : une jeune personne à tendance hipster, prête à accepter tous les horaires et conditions de travail, tous les débordements et changements de poste, sans jamais remettre en question sa hiérarchie).
Avec les compétences, on peut dans une même fiche de poste mélanger les genres et attribuer des tâches qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Les conséquences sont nombreuses sur les personnes, et sur les rapports sociaux. Nous sommes seul.es avec nos compétences avec un seul horizon possible : devenir corporate for ever ou s’exclure, puisque notre métier et la force collective associée s’est dissoute.
Rares sont les métiers qui ont échappés à cette tendance. Même quand il reste un semblant de solidarité de métier, c’est souvent acquis grâce à l’acharnement admirable de militants. Mais globalement, les compétences sont partout et achèvent l’isolement des travailleur.euses pour les rendre toujours et encore plus adaptables (= manipulables).
On n’est pas aidé !
Et oui, on n’est pas aidé.
Parce qu’ajoutons à ça :
- Des organisations de travail qui considèrent (pour n’en citer que deux) :
- que la gestion doit diriger toutes les décisions,
- que leur raison principale de mettre en place des actions d’amélioration des conditions de travail est d’augmenter le chiffre d’affaire.
- La plus grande catastrophe écologique de l’histoire de l’humanité qui demanderait de revoir intégralement les emplois issus du capitalisme.
- Un chômage de masse tout à fait assumé et organisé quoiqu’en disent les pouvoirs publics. On parle de précarisation intériorisée du chômage par les travailleur.euses qui n’osent plus quitter des emplois maltraitants de peur de ne pas retrouver du travail. Et la servitude augmente.
- Le fait que de nombreuses de personnes recherchent du sens au travail (tu m’étonnes). Pour finalement bien peu qui trouvent ou alors au risque de s’épuiser parce que les « métiers passions » laissent peu de place au repos, on le sait.
- Le droit du travail et son délitement avec notamment la « loi travail » puis les ordonnances en 2016-17, l’évolution des instances de représentation du personnel, la destruction programmée de la fonction publique, de plus en plus de contrats précaires, l’orchestration des horaires pour que les salariées ne se croisent plus, ….
- Le greenwashing, socialwashing etc. qui brouillent les pistes des valeurs réellement à l’œuvre dans les milieux de travail. Les outils d’une gauche révolutionnaires vidés de leur sens et repris par un management néolibéral parfois à la sauce novlangue et « ESS » édulcorée.
Bref. On n’est pas aidé.
Et si on ose dire qu’on ne veut plus de ce monde-là, on est rarement valorisé.es socialement, quand on n’est pas traité.es de fainéant.es et/ou d’idéalistes dangereux. Nous sommes malgré tout invité.es à suivre un bilan de compétences. Bilans majoritairement proposés par des organismes privés qui sont payés pour nous remettre très lucrativement sur les rails de la bonne société (entendre par là qu’ils sont mieux payés s’ils arrivent à nous trouver job, formation ou autoentreprise en fin d’accompagnement) ; tout en sachant qu’il n’y a plus de boulot !!! La bonne blague. Les autoentreprises fleurissent et les histoires de précarisation également.
Autrement dit, pour réussir à résoudre l’équation : travail = respect + sens + rémunération digne, en faisant en sorte qu’il nous reste de l’énergie pour les autres sphères de la vie, on n’est pas couché.es !!
Pendant ce temps-là, les CAC40 voleurs se frottent les mains en nous regardant nous débattre avec nos complexes et nos égarements, quand ce n’est pas avec nos semblables. C’est autant de temps qu’on passe à ne pas se révolter contre eux en continuant à les engraisser : chic alors !!
Et DesOrientations dans tout ça ? Ce n’est pas une solution miracle bien sûr, mais une proposition pour faire le point sur sa propre histoire, prendre conscience des mécanismes délétères à l’œuvre, les mettre à distance. C’est se redonner confiance en expérimentant par le groupe qu’on n’est pas seul.e dans notre bousier, et renouer avec un collectif qui prend soin, émancipe et donne de la force. C’est enfin, j’espère, un tremplin pour son propre parcours et retrouver de l’envie d’agir. Et puis aussi, et surtout, c’est ce qu’y apporteront les DesOrienté.es !
Marine
Fin de l’édito
Avec un grand merci à Marlène, Cécile, Marianne, Vincent et Elise pour leurs relectures enrichissantes !
—————————————————————————————————————————————————————-
Ok mais concrètement, DesOrientations c’est quoi ?
DesOrientations, c’est une proposition individuelle et collective pour tenter de s’y retrouver, de jalonner le monde du travail de repères pour ne plus s’y sentir aussi seul.e et peut-être, réussir à résoudre l’équation difficile : aller bien/ être en emploi.
Nous sommes de plus en plus nombreux.ses à ne plus vouloir travailler plus, produire plus, s’aliéner plus à une activité qui nous pompe.
Entre nécessité de subvenir à ses besoins et refus de se faire exploiter, envie d’habiter le monde autrement et recherche d’un boulot nous permettant de faire vivre nos valeurs, les impasses successives dans lesquelles des candidatures viennent s’échouer… on le sait, trouver un équilibre de vie par les temps qui courent, c’est dur. Et c’est encore plus dur quand on se sent isolé.e.
Les ateliers DesOrientations
- C’est quoi ?
Un groupe de 8 personnes max qui se suivent pendant 5 journées d’ateliers pour partager leurs questionnements, expériences, doutes, coups de gueules, et découvertes autour d’une question qui, parfois, devient cruciale : “Qu’est-c’que j’vais faire de ma vie ?”.
- Comment ?
En partageant à plusieurs ses expériences, doutes, désirs, rêves, craintes.
En déconstruisant d’où on vient pour aider à construire où on va.
En s’écoutant de cette écoute qui permet à l’autre de s’entendre penser.
En testant des hypothèses.
- Avec qui ?
Marine, formée par Paris 8 à faire passer des bilans de compétences individuels, qu’elle a souhaité détourné pour construire une proposition collective qui permettra, elle l’espère, de sortir grandit et plus serein.e ! C’est aussi une expérimentatrice des questions de souffrance au travail.. L’équipe du CRIDEV intervient en soutien comme tiers possible à la demande des participant.es de l’atelier.
Pour en savoir plus, n’hésitez pas à contacter le CRIDEV !
———————————————————————————————————————————————————-
Envie d’aller plus loin :
Articles WEB :
Elisabeth Dugué « La gestion des compétences : les savoirs dévalués, le pouvoir occulté », Sociologie du travail, 1994
https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1994_num_36_3_2175
Isabelle Boni-Le goff, « Pratiques et identités professionnelles dans le conseil en management en France : entre ethos du service au client et pression du « up or out » », Sociologies, 2010
https://journals.openedition.org/sociologies/3072
Livres :
Benoit Collombat, Damien Cuvillier, « Le choix du chômage », Futuropolis-Gallimard, 2021
Vincent de Gaulejac, « La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social », Seuil, 2005
Collectif le travail me brûle :
Site : https://letravailmebrule.wordpress.com/
Conférence gesticulée : https://m.facebook.com/Au-secours-le-travail-me-br%C3%BBle-Petites-et-grande-histoire-du-burnout-445984699561638/