Cet édito est écrit à 3 voix : Manue, Victor et Rose.
Manue :
Avez-vous rencontré durant votre cursus scolaire, un ou une professeur.e qui vous a marqué ? une personne qui vous a touché, qui vous a fait bouger profondément, avec qui un lien particulier s’est créé et dont vous vous souvenez clairement aujourd’hui comme une rencontre enrichissante, qui vous a nourri ?
J’ai souvent entendu des ami.e.s autour de moi parler de ce ou cette professeur.e et de me partager leurs souvenirs marquants avec enthousiasme ; ça n’a pas été mon cas dans le système scolaire mais j’ai vécu ce type de connexion forte avec des éducateurs et éducatrices quand j’ai passé mon BAFA et quand j’ai commencé à travailler dans l’animation. Merci à vous Djamel, Christine et particulièrement à toi Alice ….
Vous m’avez inspiré, guidé, orienté et désorienté car vos pratiques pédagogiques n’étaient pas normatives, classiques, ni exclusivement descendantes.
Aujourd’hui quand je lis bell hooks, je comprends que ce qui m’a permis de vous citer va bien plus loin qu’un simple rapport professeurs / élèves ou éducateur-trices / stagiaires…
bell hooks parle “d’éducation comme pratique de la liberté” ; elle parle “d’approche holistique des individus, qui prend en compte les étudiant.e.s (ou autres apprenant.e.s) dans leur intégralité, en veillant à leur bien-être physique et psychique autant qu’à leur épanouissement intellectuel et spirituel.”
Je me dis que c’est de cela dont on parle lorsqu’on pense à une personne enseignante qui nous a marqué.
Pour vous situer un petit peu bell hooks :
“Elle est née en 1952 dans une petite ville ségrégée du Kentucki – issue de famille populaire dont la maman était bonne et le papa concierge avec 6 enfants. Elle a démarré sa vie dans une école ségrégée puis a pu étudier à Stanford et faire un doctorat de littérature sur Toni Morrison.Elle s’engage d’abord dans le mouvement féministe puis y inclut les questions anti-racistes. Elle est profondément anti-capitaliste et propose à travers ses écrits une critique du féminisme universaliste (le féminisme blanc bourgeois) pour tendre vers une philosophie pluraliste – incluant tous les vécus de femmes et ne mettant personne de côté. Féministe intersectionnelle, elle considère que les questions de classe, de race et de genre sont intrinsèquement liées et non hiérarchisables. Elle vit une carrière universitaire de 1980 à 2004 et travaille sur la question des pédagogies en s’inspirant de Paulo Freire (https://www.youtube.com/watch?v=4FG6diR6fhU) et du moine vietnamien Thich Nhat Hanh. Elle écrit le livre “apprendre à transgresser” qui n’est traduit en français qu’en 2019, livre dans lequel elle parle de son expérience d’enseignante-chercheuse et des pratiques éducatives émancipatrices / non-oppressives qu’elle met en place. bell hooks est décédée le 15/12/21 à l’âge de 69 ans.”
bell hooks a toujours eu “la conviction qu’il était possible d’enseigner sans renforcer les systèmes de domination existants” ; c’est pour cela qu’elle nous inspire au sein du CRIDEV.
En effet l’objectif de sa pédagogie, “est la possibilité d’une émancipation, comprise comme un processus à la fois individuel et collectif de construction d’une position oppositionnelle à l’encontre de l’oppression.”
Depuis quelques mois nous tentons donc au CRIDEV de comprendre, de décortiquer mais également d’éprouver les pédagogies non-oppressives ou pédagogies critiques ou pédagogies engagées de bell hooks et Paulo Freire , grâce notamment au travail de l’institut bell hooks / Paulo Freire dont Irène Pereira est la cheffe d’orchestre https://emancipaeda.hypotheses.org/.
Victor :
De mon côté, pour répondre à la question de Manue, je me souviens d’une professeure de français de mon lycée, qui nous considérait dans notre entièreté et avec qui les cours étaient des terrains d’échange, de partage et d’apprentissage. Ce qu’on a pu apprendre auprès de cette professeure faisait sens en nous. Et c’est là je pense toute la différence, être intéressé par des sujets qui auraient pu m’être complètement ennuyants, parce que nous rallions ces romans, ces nouvelles ou ces poèmes avec notre vécu et nos expériences. Cela nous permettait de nous y retrouver, et cette professeure n’hésitait pas à rallier ses propres expériences de vie avec ces textes qu’indéniablement nous devions connaître en vue des examens du baccalauréat. Ils nous étaient perceptibles puisqu’ils pouvaient nous ramener à notre existence et à qui nous sommes, alors nous pouvions en parler. Et là je me suis dit que j’avais appris, perçu quelque chose… différemment de d’habitude. Au-delà de ces textes littéraires, c’est je crois une manière de transmettre, différente et plus inclusive, moins oppressante et descendante, qui m’a le plus touché.
Nous avons travaillé une journée au CRIDEV autour de ces pédagogies non-oppressives. L’objectif était de : “partir de nos vécus de warriors pour tendre vers des pratiques égalitaires au CRIDEV en s’inspirant des pédagogies non oppressives.”
En petit groupe, en partant d’une situation d’oppression vécue que nous souhaitions partager, nous avons représenté le chemin de résistance que nous avons parcouru en y faisant apparaître les obstacles ainsi que les ressources. Nous nous sommes ensuite intéressé.e.s à ce qu’il y avait de commun dans nos différents chemins de résistances.
Nos obstacles rencontrés sur notre chemin de résistance étaient différents, mais nous avons tous et toutes eu une « réaction » (ou non réaction) face à ces obstacles.
Face à des oppressions et face à ces obstacles entravant notre chemin vers l’émancipation, nous avons pu avoir des manières de résister communes.
Quelques-unes en sont ressorties : le conformisme, la stratégie d’évitement, stratégie pédagogique, le fait de tourner au ridicule ou de rendre absurde, faire de la conscientisation ou encore de la pédagogie avec l’agresseur, ou bien même de partir…
Mais sur notre chemin, nous n’avons pas seulement fait face à ces obstacles, nous avons pu être nourris de ressources qui ont pu alimenter nos manières de résister… Quelles ont pu être ces ressources ? Des personnes concernées par les questions d’oppression, des livres, podcasts ou autres supports, des déclics tels que prendre conscience de ce qui est normal et ce qui ne devrait pas l’être « sortir de la normalisation », ou bien même des émotions qui ont pu faire déclic…
En ce qui me concerne, c’est collectivement que j’ai pu percevoir de quelle manière face à une oppression j’ai pu résister et je résiste encore aujourd’hui, cela a pu m’aider à m’organiser dans ma lutte, qu’elle soit personnelle ou même sociétale. Mais également à me valoriser, rendre compte du chemin déjà parcouru. Partager nos chemins m’a aussi enrichi, nous ne sommes pas totalement seuls, et nous avons pu nous inspirer des manières de faire des autres…
À partir de ce petit exercice ainsi que la lecture de quelques apports théoriques, des extraits d’articles sur bell hooks et des extraits de l’archipel des Égaux de Guillaume Sabin, nous avons réfléchi à des manières de faire au CRIDEV non oppressives.
Voici quelques pistes de « postures pédagogiques » qui sont ressorties de nos travaux : se connaître, se faire confiance, un cadre safe, de la bienveillance, un cadre posé au départ, parler de son vécu pour penser des objectifs communs (facilite à se livrer), une implication réciproque, créer des dialogues en évitant des jugements et bien plus encore…
Rose :
Dans un monde enclin aux luttes et aux dominations ou les plus forts écrasent les plus faibles. L’inégalité se manifeste dans tous les domaines au quotidien et peut prendre diverses formes et notamment à l’école. A en croire Pierre Bourdieu, l’éducation est un lieu de reproduction des inégalités. Comment apporter un changement et éviter une reproduction des chaînes d’oppression ? L’éducation populaire ne serait-elle pas une solution pour un monde un peu plus juste.
Selon Paulo Freire, l’éducation devait permettre aux classes dominées d’acquérir des savoirs émancipateurs pour changer leurs conditions de vie. Quant à bell hooks elle propose d’adopter une approche décoloniale des politiques des droits universels. Pour elle il est possible d’enseigner sans renforcer les systèmes de domination déjà existants et on retrouve cette manière de faire la pédagogie critique au sein du CRIDEV. Car cette pédagogie permet à la fois une prise de conscience des inégalités sociales et des rapports de dominations ce qui permet de regarder toujours les choses à travers les lunettes des opprimé.e.s.
Pour moi, participer à cette journée de formation sur les pédagogies non oppressives m’a permis de savoir qu’il était possible d’apprendre en restant soi-même en partant de soi-même et en gardant ses valeurs et principes. Car chaque personne qui franchit les portes du CRIDEV pour une formation, du bénévolat ou dans le cadre d’un stage sera pris dans sa globalité son entièreté et son individualité d’où l’approche holistique.
Au CRIDEV on part toujours de nos propres vécus et j’ai eu la possibilité de participer à plusieurs formations, sans m’en rendre compte qu’il s’agissait de pédagogies non oppressives. Aussi dans le cadre de mon stage j’étais de ce cadre bien établi où tout est parti de mes envies mes attentes mais également de mes capacités à faire telle ou telle autre chose sans pression ou obligation de résultats.
Mais cette journée sur les pédagogies non oppressives et en lisant quelques extraits de ces auteur et autrice m’a permis de comprendre que ces principes étaient appliqués ! Et là on s’en rend compte qu’il s’agit “d’un agir éthique et pas d’un agir technique”.
Participer à cette journée m’a permis de retrouver confiance en moi et aussi de savoir que l’éducation pouvait être transmise autours de nos réalités de chacun-e qu’on soit en position d’éducateur-trice ou d’apprenant.e et d’en acquérir ainsi une connaissance critique, mais aussi de recréer des savoirs.
Pour conclure voici ce qu’à notre petite échelle nous retenons et comprenons des principes éthiques de ces pédagogies :
- ces pédagogies sont des démarches qui permettent la prise de conscience des inégalités sociales et des rapports de dominations.
- elles ne sont pas des outils, elles résistent à l’efficacité, l’efficience et la rationalité technique : elles proposent un “agir éthique et pas un agir technique”.
- elles se mettent du côté des groupes sociaux opprimés.
- elles prennent en compte les personnes dans leur globalité et l’entièreté de leur individualité (approche holistique) sans séparer l’esprit, le corps et l’âme.
- elles proposent de développer la vertu de la cohérence entre ses valeurs et ses actes.
- elles proposent une implication réciproque de l’éducateur-trice et des apprenant.e.s en terme de partage d’intimité – de vécus.
- elles proposent d’associer le désir de savoir et désir de devenir (la réalisation de soi) pour atteindre une éducation libératrice.
et plus encore…
Nous allons continuer de travailler sur nos postures pédagogiques, si vous avez l’envie de cogiter et vous mettre en mouvement avec nous, bienvenu.e. !!