Ce mois-ci l’ensemble de l’équipe a souhaité que l’édito s’inscrive autour de la question de la mobilité internationale, du voyage. Depuis de nombreuses années, ici, au Cridev, nous parlons, nous échangeons, nous questionnons et nous nous questionnons sur ce que « partir », « là-bas », « ailleurs », « loin », « autrement », veut dire. Pourquoi à un moment donné dans une vie on décide de partir ? Pour y faire quoi ? Être utile ? Faire une pause ? « Aider » ? Qui ? Et en tant que qui partons-nous ?
Autant de questions que se sont posées Elise (accompagnant depuis 5 ans les personnes qui passent la porte du Cridev avec l’idée d’un voyage) et Lucie (accompagnée 2 ans au Cridev pour une mobilité internationale au Burkina Faso), qu’elles nous partagent le temps d’une interview.

Élise : Moi je pars du principe que ton voyage a commencé le 1er jour où tu es venue au Cridev, en me disant « j’crois que j’veux partir » il y a deux ans. Toi, si tu devais résumer en deux trois mots, ton expérience de voyage et sa construction tu dirais quoi ?
Lucie : Pour commencer je dirais l’excitation et un sentiment de reconnaissance. Une partie de moi s’est sentie reconnue parce qu’on ne m’a pas proposé des programmes de voyages tout prémâchés ou des dispositifs dans ce genre, on m’a proposé de m’aider dans la construction d’un projet de voyage bien personnel. Il y avait une volonté de création qui s’est sentie accueillie. Ce qui me vient après c’est le terme d’idéalisation.
Élise : c’est- à-dire ?
Lucie : Oui. J’ai réalisé par la suite que j’étais venue au CRIDEV avec une envie et un besoin de nouveau, de changement. Et en fait le nouveau que j’imaginais était totalement idéalisé. Comme si ce projet de voyage allait me donner accès à quelque chose de très excitant, de très nouveau rapidement pour combler un quotidien qui ne me correspondait plus.
Élise : Et ça n’a pas été nouveau et excitant ?
Lucie : Alors ça a pu l’être, mais pas de façon permanente. Parce que finalement mon « voyage » tel que nous l’entendons il a duré 2 ans ou 3 ans en tout, mais physiquement je suis partie quoi, 3 mois tout au plus ! Donc en fait il y a eu beaucoup de routine dans ce « voyage » avant le départ, beaucoup d’isolement, de remise en question.
Élise : Mais qu’est ce qui a fait que tu n’as pas lâché quand tu as découvert que ça n’allait pas être si facile que ça et si rapide ? Qu’est ce qui à fait que tu es revenue au CRIDEV ?
Lucie : Je suis revenue parce que j’avais accepté finalement d’aller au bout de cette volonté de voyage, accepté que pour ça il me faudrait du travail, du recul, de la réflexion. Je suis revenue parce que j’ai senti que ça donnerait plus de contenu à mon voyage, plus de sens, plus de qualité, que je serai moins sous l’emprise des organisations qui ont pignon sur rue et qui ont une vision « lissée » du voyage.
Élise : Et justement, toi, pendant 2 ans tu as fait quoi concrètement au Cridev ?
Lucie : Et bien, j’ai d’abord commencé le travail d’écriture avec toi. Je suis partie de zéro, je suis arrivée au CRIDEV sans projet précis, il a fallu trouver ce qui me stimulait dans un projet de voyage et puis trouver les failles de mes doutes sur mon envie de partir. On en revient beaucoup au lâcher prise. Comme la notion de voyage pour moi était la découverte, tu m’as proposé d’aller vers cette découverte ici et maintenant, tout en travaillant ma conscience et ma posture. J’ai donc participé à des soirées sur la question de l’ethnocentrisme, de la françafrique, du volontourisme… Des découvertes toujours en rapport avec mon projet de voyage mais qui m’ont amenées à développer ma curiosité en dehors du Cridev, et qui ont fait que j’étais déjà bien loin du quotidien que je connaissais, que j’étais déjà dans le voyage.
Élise : Et tu as voulu laisser tomber le projet des fois ?
Lucie : Carrément. (Rires !) Soit pour aller plus vite, repartir sur autre chose de rapide et là il y a pleins d’organismes qui t’offrent la possibilité de partir demain faire une mission « humanitaire », ou encore parce que je sentais que ça bloquait quelque part et je ne voulais pas m’y attarder. Soit en dénigrant l’importance de ma démarche, pensant arrêter l’accompagnement et me recentrer sur mon projet professionnel. Donc j’ai basculé régulièrement entre ces deux réactions tout en continuant le travail avec toi. Et ce qui était bien c’est que tu me laissais cette liberté là de pouvoir laisser tomber à tout moment, de repartir sur autre chose sans jugement. Tu me laissais le temps de flipper en quelques sortes, de revenir à mes automatismes de pensées, le temps de leurs déconstructions.
Élise : Et puis tu as fini par partir (rire) Mais alors pourquoi faire ?
Lucie : Et bah moi je suis partie par curiosité, par amour de la danse que je faisais déjà ici. Je suis partie par opportunité, parce que l’esprit d’échange de l’asso VIVAVI qui m’accueillait, me parlait beaucoup, par amitié, pour découvrir. Je n’y allais pas investie d’une mission d’aide sur place ou dans l’envie d’étudier, même si j’ai beaucoup appris souvent à mes dépends. Et puis j’ai été très vite intégrée, quand tu n’as aucune attente sur ce que tu vas apprendre là-bas, aucun objectif, je ne sais pas ce qui se passe, c’est assez magique, mais du coup tu apprends très vite, le langue, certains fonctionnements, en plus de ça je suis partie seule, je pense que ça inspirait la confiance.
Élise : Sur cette notion là, que moi je nomme l’éthique de ton voyage qu’est ce que t’a apporté l’accompagnement du coup ?
Lucie : Ce que ça m’a apporté… c’est la sincérité. C’est être sincère avec soi-même dans son projet, dans ce cas là tu deviens sincère avec les autres, et je trouve que tu n’es plus dans le mensonge que peut donner l’image des institutions. Ce qui m’a enrichi énormément c’est tout le travail autour de la question : « je pars en tant que qui ? » à partir de ce moment on a travaillé la question du point de vue situé : d’où je viens ? Avec quels concepts je me suis construite ? En quoi ils font à la fois partie de moi -parce que, intégrés socialement depuis ma naissance- et sur quels aspects de cette construction sociale je peux retravailler ? M’émanciper ?…
Élise : ça t’a aidé sur place dans tes rapports aux autres ?
Lucie : Oui carrément ! Parce que des fois, en discutant avec des burkinabè, je me suis pris des vérités en pleine face, du style « ben toi c’est bien tu peux voyager, tu peux apprendre de chez nous, nous on ne peut pas ». Et avec ce travail du point de vue situé j’avais une conscience plus avisée sur ma position, mes privilèges, ma façon habituelle de voir les choses. Alors au lieu de prendre ces remarques de façon agressive, je pouvais en effet le constater avec la personne qui m’en parlait.
Élise : Et tu en fais quoi de ça ?
Lucie : Alors tu constates et tu reçois : « oui moi j’suis privilégiée à cet endroit, toi tu ne l’es pas à ce même endroit, c’est vrai. Et pourtant je ne vais pas me jeter sur toi pour venir t’aider parce que ça alimenterait ce système de dominant/dominé. Et c’est peut être là que naît un rapport sincère, curieux et intéressant entre nous… C’est peut être là qu’on va pouvoir réfléchir ensemble sur comment sortir de ces postures.
Élise : Et alors, tu peux parler de ta restitution ?
Lucie : À mon retour, j’ai créé un conte gesticulé autour d’un personnage qui souhaite absolument (et dans l’urgence) apprendre les secrets de la danse traditionnelle gourmantché au Burkina Faso, mais qui pour les trouver, elle va devoir passer par des rencontres, prendre du temps, apprendre des notions importantes telles que la valeur du lien social là-bas, la croyance animiste, la langue et l’histoire de l’ethnie des gourmantché pour pouvoir apprendre sur cette danse.
Élise : Et le retour, on en parle ?
Lucie : Oui, au retour ça a été difficile de me confronter au décalage qu’il y avait entre ce que je vivais là-bas et la façon de vivre ici. C’est en ça que l’idée de restitution pour moi, c’est comme la continuité du voyage, ça permet de le digérer et de rester en lien avec lui. Et puis la préparation de la restitution m’a valu de faire des recherches, de faire un travail d’écriture, un travail de montage et de création, qui m’a demandé du temps, de l’énergie et de la concentration. Et tout ça a permis cette prise de recul au retour, sur le séjour que j’ai vécu là bas. Sans oublier l’envie de partager ce que j’avais vécu et appris.

#Interviewée intervieweuse, Intervieweuse interviewée
Lucie : Et toi tu as des anecdotes à nous raconter sur ces 5 dernières années ?
Élise : Alors ce que j’ai souvent entendu c’est « je veux partir 3 mois faire de l’humanitaire », par exemple. Et souvent les personnes, quand je leur demande « pourquoi » me répondent « parce que je veux être utile ». Alors, bien sûr, je leur demande en retour « pourquoi tu veux être utile ? ». Et je déroule tout un tas de questions comme ça, et il se passe en général des choses assez fortes et intéressantes dans cet échange, parce que c’est là que naît l’essence même du projet et c’est rarement pour faire de « l’humanitaire ». (Rire).
Sinon j’accueille aussi beaucoup de personnes qui veulent d’abord des informations sur des dispositifs de financement. Moi mon travail c’est de ne pas répondre à cette question là (rire) ! Ce que je dis tout le temps c’est que « vous n’avez pas à vous adapter à un dispositif de mobilité, c’est le dispositif de mobilité qui doit s’adapter à vous. » La question du dispositif vient à la fin, pour ne pas se mettre au service d’un projet qui serait détourné par cette question de financement. Mais j’aime beaucoup cette question aussi. Elle me permet d’avoir une accroche pour éventuellement mettre en place un accompagnement.
Lucie : Et il y en a beaucoup qui reviennent te voir après cette première entrevue ?
Élise : C’est vrai que la première rencontre est assez déstabilisante alors je propose à ces personnes de prendre un temps pour elles et de faire un travail d’écriture par rapport à ce qui s’est dit dans ce premier échange qui peut être bouleversant pour certain.es, parce que ça vient mettre à mal tout le construit social qu’on a depuis toujours. Et si elles reviennent une deuxième fois, je sais en général qu’on va pouvoir construire quelque chose. Dans la deuxième rencontre elles me disent souvent que ça les a beaucoup fait réfléchir, et à ce moment là j’entends aussi « je ne savais pas qu’on avait le droit de partir pour soi-même, sans faire un projet « utile », ce que j’entends comme utilitariste. J’aime ces moments là, une porte s’est ouverte et ces personnes vont revenir avec l’envie de s’investir dans un travail de réflexion et de déconstruction de leurs propres préjugés.
Lucie : Ok, et à partir de là, la suite c’est quoi ?
Élise : Ce que j’ai pu noter sur ces dernières années, c’est qu’à un moment il n’y a plus à analyser, à conceptualiser ou à théoriser, il y a quelque chose qui se fait, une mise en marche qui doit juste être accueillie et qui constitue le projet. Je deviens témoin d’une création qui n’a pas besoin de moi. Je commence à m’effacer, la personne devient pro active de son projet, complètement actrice de celui-ci. A ce moment là l’accompagnement pour moi va porter simplement sur des éléments « techniques » : les demandes de subventions, la réalisation de dossiers, la préparation au jury et je prends une autre fonction. C’est un changement de posture qui s’opère dans la relation d’accompagnement.
Lucie : Et pour finir, tu milites pour quoi dans l’accompagnement ?
Élise : Ce qui m’interpelle toujours, c’est que les personnes que j’accueille en général sont toujours très très pressées de partir. Quand je demande « quand veux-tu partir ? », c’est « le plus vite possible ! », toujours. Donc je vais travailler la lenteur. Derrière toutes les demandes de voyage c’est beaucoup l’urgence de lâcher prise, l’urgence de prendre du temps. Mais comme c’est une urgence je leur propose de le faire ici, là, tout de suite ! Et je trouve ce travail passionnant. De baser l’éthique du voyage en travaillant la lenteur, la remise en question sur ce qu’on croit être utile de faire pour l’autre. Et ça prend du temps !
C’est courageux et un peu rebelle je trouve de déjà se donner cette autorisation ici avant de partir, à côté peut-être de son entourage qui n’est pas dans cette énergie là, au sein même de sa zone de confort qui nous étouffe et qui nous pousse à surtout ne pas « perdre » de temps dans sa vie. Aujourd’hui il y a peu d’espace qui propose de ralentir, d’aller regarder ailleurs, de faire un pas de côté dans ce système d’injonctions à la compétence, à la performance, à la production. Je trouve ça intéressant de militer pour cette « lenteur », pour le « je ne sais pas ». Le problème c’est que bien souvent le voyage est pris comme l’un de ces espaces. Mais sans incarnation dans un travail d’écriture, de réflexion, de (dé)construction de sa position dans la société, de remise en question de sa propre posture de futur voyageur.euse, on passe à côté du voyage, dans ce qu’il a d’éthique, de politique, de citoyen.
« Anachronique dans le monde contemporain, qui privilégie la vitesse, l’utilité, le rendement, l’efficacité, la marche est un acte de résistance privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l’amitié, l’inutile, autant de valeurs résolument opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. »
Marcher, éloge des chemins et de la lenteur de David Le Breton

Les citations inspirantes
« La rencontre est le moment de la promesse et de l’espérance d’un échange possible de compréhension, d’appui et d’estime réciproque. Rencontrer l’autre, c’est accepter d’être atteint, d’être touché par sa présence.[…]. »
Jacques Marpeau
« Expérimenter de nouveaux langages pour produire de nouvelles subjectivités, de nouvelles causes et un nouveau regard politique »
Félix Guattari
« L’ouverture [aux autres dans une relation interculturelle ou dans toute situation incertaine, insolite, incompréhensible] implique l’acceptation d’une perte de repères et d’un déséquilibre affectif temporaire, donc d’une vulnérabilité de son identité. […]. »
Cohen-Emerique, M., Hojl, J, « Les ressources mobilisées par les professionnels en situations interculturelles », Education Permanente, N°150/2002-1
« Si on ne peut pas ne pas transmettre, il est illusoire de croire que c’est ce qui est transmis qui est reçu. On ne transmet que ce qui fait valeur et sens pour autrui, afin qu’il désire se l’approprier par un travail de réélaboration et de création. »
Transmission (Lexique extrait de Marpeau)

Pour aller plus loin
« Penser l’accompagnement adulte, Ruptures, transitions, rebonds », Noël Denoyel, Gaston Pineau et Jean-Yves Robin, 2007, Paris, Puf, 369 pages
« Pouvons-nous dire que l’accompagnement est émancipateur ? », Hugues Pentecouteau, Anne-Stéphanie Deschamps
« Vulnérabilité adulte et accompagnement de projet : un espace paradoxal à aménager », Jean-Pierre Boutinet, 05/2006
« La part d’autrui dans la formation de soi. Autonomie, Autoformation et Réciprocité en Contexte Organisationnel », Jérôme Eneau
« La pédagogie engagée », Bell Hooks Tracés. Revue de Sciences humaines
« Marcher - Éloge des chemins et de la lenteur », David Le Breton, Poche, 05/04/2012
« Le processus de création dans le travail éducatif », Jacques Marpeau, coll. L’éducation spécialisée au quotidien, Ed. Erès
« Éducation Permanente », Joris Thievenaz, n°200/2014-3
« Éducation populaire et féminisme. Récits d’un combat (trop) souvent ordinaire. Analyse et stratégies pour l’égalité. », Ouvrage collectif écrit par 11 femmes de l’association « La Grenaille », réseau d’éducation populaire
« Les cahiers du Pavé », n°3, Récits de vie