En cette période où il devient plus difficile de voyager, où les nombres de départs se font rares, on se dit que ce moment est propice à la prise de recul, à laisser les interrogations surgir et se formuler. Ainsi nous en profitons pour questionner le voyage, la solidarité internationale, les projets, etc.
Pour nous c’est l’occasion de partager ici les idées qui se construisent au cours de l’année avec les participant.e.s aux formations Partir éthique (avant que les personnes ne partent en voyage) et Revenir Ethique (à leur retour).
Ces formations ont pour but, entre autres, d’interroger les représentations que les personnes se font des endroits où elles comptent atterrir (et surtout d’où viennent ces représentations), et également de poser des questions éthiques quant aux manière de voyager, d’entrer en relations, et souvent quant aux volontés d’aider, d’être solidaire.
Nos propres questionnements sur le voyage et la solidarité internationale sont issus en grande partie d’un partenariat fondé entre le Cridev et l’association VIVAVI, dans la région de l’Est, au Burkina Faso. Le Cridev a eu l’occasion en 2018, lors de la venue de l’un de ses membres, Noël Combary, de l’interviewer de manière (enfin!) à entendre son point de vue et son analyse sur les rapports internationaux et notamment son regard sur plusieurs dizaines d’années de « solidarité internationale ». Cette interview sert de support de formation, et donne régulièrement lieu à de vifs échanges, dont nous synthétisons ci-dessous quelques idées.
– Quelles relations, au sein de quels rapports ?
La plupart des personnes que nous rencontrons et qui veulent partir en voyage, partent régulièrement de France pour aller vers des pays d’Amérique du Sud, d’Afrique, ou d’Asie du Sud-est. Rarement les volontés de solidarité internationale ne s’expriment envers l’Amérique du Nord, l’Europe, ou le nord de l’Asie.
La conception des « rapports Nord-Sud » où le « pseudo-Nord » aurait à aider le « pseudo-Sud » reste bien ancrée (#BigUp Education Nationale). Rarement nous rencontrons de personne « voulant aider » la Finlande, ou le Canada. Si cette représentation des choses est tenace, c’est qu’elle ne vient pas de nulle part, et les histoires coloniales sont pour beaucoup. Et aujourd’hui cette histoire se poursuit en prenant d’autres formes, à travers de nouveaux rapports de bienveillance[1].
– Partir / ne pas partir ?
À plusieurs reprises, suite au visionnage de cette vidéo dans les formations, certaines personnes sur le retour en sont venues à la conclusion qu’il ne faudrait plus voyager : qu’en effet, les représentations de chacun.e sont telles qu’il est difficile d’aller à la rencontre d’autre personne, de construire une relation qui ne soit pas faussée, inégalitaire, du fait que les blanc.he.s considèrent les personnes qu’elles rencontrent comme des personnes qui ont besoin d’aide, auxquelles elles pourraient apporter leur réponse, leur soutien. C’est la question de comment je perçois les personnes que je rencontre, et de comment je suis perçu en tant que blanc.he, en tant qu’européen.ne ? Et les perceptions des blanc.he.s par les non-blanc.he.s peuvent confirmer également ce rapport[2]. Aussi, il y a à prendre conscience de ces imaginaires qui se propagent les uns sur les autres, de percevoir comment ces mêmes imaginaires nous habitent, nous hantent, nous précèdent, construisent nos regards, et pour autant se les garder pour soi. Car, « ce ne sont pas nos différences qui nous séparent, ce sont nos jugements »[3]. Cependant, certain.e.s participant.e.s reconnaissent que même en sachant cela « il est difficile durant un voyage de ne pas juger », que le jugement resurgit malgré eux/elles, et que parfois « des limites apparaissent dans la compréhension des gens que l’on rencontre ». Ainsi, aux yeux de certain.e.s, les imaginaires issus des rapports coloniaux sont d’une telle teneur, et reproduisant nécessairement des relations inégalitaires dans la réalité (qui prennent forme dans les postures, projets, intentions, etc.) font qu’il vaudrait mieux ne plus voyager.
Pour d’autres, il ne faudrait pas que cela « devienne inhibiteur au point de ne plus vouloir voyager ». D’autant plus, que « c’est en faisant cette expérience du voyage que ces questionnements peuvent surgir ». En effet, nous nous rendons compte que ces réflexions deviennent d’autant plus concrètes et singulières lorsque nous en discutons avec des personnes sur le retour (plutôt qu’avec les personnes sur le départ). Par ailleurs, que les blanc.he.s culpabilisent de leur position et de l’histoire coloniale n’arrangent rien à l’affaire. Dans les formations, ce sont parfois les personnes non-blanches qui viennent (encore) rassurer les personnes blanc.he.s sur ce fait : c’est que le sentiment de culpabilité nourrit/autorise aussi la sensation de devoir être bienveillant.e…
> Voyager… à quelles conditions ?
Alors, s’il s’agit de voyager, à quelles conditions cela peut-il se faire ? Voici quelques repères éthiques qui se sont construit au fil des échanges dans les formations :
– faire le moins possible de projet : nécessairement nous produisons du projet dans nos têtes, et initier un voyage est déjà un projet. Seulement, il s’agirait d’en faire le moins possible, et surtout de ne pas commencer à échafauder ce qui serait bon pour les personnes que l’on n’a même pas encore rencontrée.
– de là, ne pas imaginer les besoins des gens, et même ne pas imaginer du tout que les gens aurait des besoins, et encore moins un besoin auquel répondre. Dans ces conditions, difficile pour certain.e.s de partir, car ielles ne pourront pas avoir la posture héroïque qu’ielles imaginaient endosser, et il leur sera trop compliqué de mettre leur égo de côté.
– le moins de projet possible, mais avoir un point de chute, un endroit où atterrir, un prétexte à la rencontre, à la relation (certaines utilisent les déplacements en auto-stop, certains voyagent dans une rosalie qui interpellent les gens rencontrés, d’autres sont en relation avec une association locale qui les accueillent, etc.). Ces points de chute et ces prétextes permettent de voyager avec moins de sentiment d’insécurité (quant à savoir où dormir le lendemain, comment trouver les manières d’entrer en relation, etc.). Il ne s’agit pas non plus de promouvoir la figure de l’aventurièr.e, qui part à l’improviste et sans attache!
– créer les conditions pour que ça ne se passe pas tout à fait comme prévu, … que la réalité prenne le dessus sur le projet, pour se laisser déborder.
– pour cela, avoir plus d’attention que d’intention.
Ce ne sont ici que quelques pistes, bien d’autres questionnements éthiques sont régulièrement débattus, et encore à cogiter, toujours le plus loin possible de la morale, et de ses injonctions à voyager solidaire, à voyager utile, etc. Et plutôt continuer de s’interroger sur ce que serait de bonnes raisons de voyager, sur les postures, sur les projets menés, etc. Cela, dans une époque où nous voyons encore passer des projets de solidarité internationale communs en tous points avec la figure du touriste que chantait Francis Bebey en 1979 :
Édito rédigé par Damien à partir des propos des participant-e-s aux différentes formation PARTIR/ REVENIR au CRIDEV
[1]Bienveillance : qui signifie autant le « sentiment par lequel on veut du bien à quelqu’un » que « une disposition favorable envers une personne inférieure (en âge, en mérite) ». Dictionnaire Le Petit Robert, 2013.
[2]À ce titre, lire l’article de Noël Combary, sur le site du Cridev : De l’image du « blanc » à la rencontre avec les « blancs » (http://www.cridev.org/Burkina-Faso)