En ce mois de mars 2022, le Cridev accueille deux spectacles : « La Loge » de Shirley Van Mac Beal, le 11 mars, et « Juste une Femme » d’Aurélie Budor le 15 mars prochain (plus d’infos dans « l’agenda du mois »).
Cette programmation nous vient d’une envie de proposer de nouvelles formes – artistiques – pour aborder des questions d’inégalités sociales, de dominations, et également des pratiques d’émancipation et de libertés. À travers ces deux spectacles, nous choisissons des formes artistiques spécifiques, singulières et impliquées, qui mêlent le récit autobiographique à des esthétiques propres aux groupes sociaux opprimés en lutte.
En introduction à ces deux spectacles, et sans trop vous en dire, nous avons posé quelques questions à leurs auteur.e.s et interprètes, quant à l’origine de leur création artistique, l’actualité des thèmes qu’iels y développent, et l’intérêt d’une forme théâtrale autobiographique pour le dire.
> Quelques questions conjointes à Shirley Van Mac Beal et Vincent Albalain sur leur spectacle La Loge – Monologue en un acte pour un transformiste »
Peux-tu raconter l’origine de ton spectacle, « La Loge » ?
Le spectacle est né en 2013 parce que, à ce moment-là, je commence à être fatigué.e de travailler en cabaret, de faire beaucoup de route, de bourlinguer…. Je fatigue intellectuellement, physiquement. J’ai envie de faire du théâtre plus trad’. Mais comment ? Le meilleur moyen c’est de m’écrire mon propre truc. J’écris « La loge » dans mon coin. Et je fais lire à des potes autour de moi, qui me disent que c’est pas mal, et je fais lire à François Béchu, du Théâtre de l’Échappée pour avoir un regard de metteur en scène installé.
Ça lui a plu. Et on monte le spectacle grâce au Théâtre de l’Échappée à Laval qui nous soutient. Et je fais aussi lire à la directrice de la MJC Bréquigny, et qui alors m’accueille pour un projet de création d’un an à la MJC, avec des rencontres régulières avec des jeunes, et la présentation du spectacle en fin d’année.
De là, ça prend. Et on côtoie l’asso Ty Breizh Zik sur Bruz, avec qui il y a une date au Grand Logis, ça permet de lancer le spectacle avec plusieurs dates. Aussi, avec le Théâtre de l’Échappée qui s’installe dans des nouveaux locaux à Laval, et où on fait l’inauguration du théâtre.
Et qu’est-ce qui t’amènes à choisir la forme d’un monologue autobiographique ?
C’est un coup de poker : si je suis capable de faire un monologue d’1h15, je serais pris au sérieux pour pouvoir jouer ailleurs, dans des pièces en collectif, à 10, 12 personnes. Et pour moi, venant du cabaret, où je prépare seul.e mes revues, c’est plus facile de travailler seul.e.
… « être pris au sérieux » ?
Oui, car je fais du cabaret depuis 15 ans et j’ai très envie de parler, de retranscrire ce pourquoi j’ai trouvé une place en tant que travesti, transfo, dans le cabaret. Et, à l’époque, il y a dix ans quand je crée La Loge, c’est un sujet dont on parlait peu, et c’était pas évident de faire rentrer ce métier d’artiste de cabaret dans le théâtre.
Mais encore aujourd’hui, on fait tout pour que ça change, c’est pas pris au sérieux le cabaret, c’est de l’art de 3ème, 4ème zone… Et en voulant devenir comédien, il ne fallait pas que je passe du cabaret directement au théâtre, c’était impossible. Cette pièce, La Loge, c’est un palier.
j’ai des questions sur l’actualité de ton spectacle par rapport à certains thèmes que tu abordes, et pour avoir ton regard sur l’évolution de ces thèmes dans la société. Entre autres thèmes présents dans ton spectacle, il y a celui du transformisme…
Aujourd’hui la question est sur le tapis, il y a dix ans c’était pas le cas. Ça frémissait, ça venait, mais ça y était pas encore, et ça n’y est pas encore. Au niveau ministériel, ça commence à avoir une reconnaissance du cabaret et des activités des artistes de cabaret.
De même pour les questions de genre…
… « les questions de genre » ? tu veux dire de parler de genres, et de la possibilité de traverser les frontières du genre ?
Oui, et aujourd’hui ces questions font réellement leur incursion dans la société. Il y a 10 ans, la seule place pour cela, c’était la scène, le cabaret. Aujourd’hui, on revoit des rôles de femmes joués par des hommes dans le théâtre, ça redevient « normal », entre guillemets.
ton spectacle parle également de la construction masculine dans une société patriarcale, et de la virilité…
Le regard sur la construction masculine, c’est arrivé dans la société mais ça reste dans la discussion, on y est pas encore arrivé… ! Le chemin s’est ré-ouvert, et ça pourrait encore évoluer.
Enfin, ça reste dans la discussion, mais quand même la nouvelle génération y va avec des positionnements plus affirmés, avec les modes vestimentaires, le « iel », les vestiaires unisexes, les rouges à ongles pour certains gars, … c’est pas seulement des détails, ce sont des vrais marqueurs, qui maintiennent visuellement et visibles ces questions-là.
Et sur l’actualité de ce spectacle je me pose la question. J’ai 40 ans, et j’ai vécu la période Drag des années 90/2000, qui a perdu de son intérêt pour la population pendant 20 ans, et qui aujourd’hui se refait une place. Pour la nouvelle génération c’est pas inintéressant de connaître le parcours que l’on a connu. J’espère qu’avec La Loge, ça permet de voir que l’on a franchit des étapes depuis 20 ans et que même si le parcours est long on n’a pas démérité.e.s d’avoir continué à se battre.
… tu dis ça reste dans la discussion, et par ailleurs, je me pose la question de trouver de nouvelles formes pour aborder ces sujets, pour ne pas qu’en parler, surtout que ces questions sont en grande partie des questions de corps. Le théâtre a-t-il cette possibilité de mobiliser les corps ?
L’art et le spectacle vivant sont pour moi des indispensables pour ouvrir des objets sociopolitiques, pour parler des regards sur la société, et même si La Loge est pour beaucoup autobiographique, je pense que ça permet en partant d’un détail, d’un parcours singulier, d’ouvrir à d’autres questions plus générales.
Après, Shirley, son corps, c’est son outil de travail …
vu que c’est une artiste de cabaret, son corps est mis en avant, (son outil de travail), mais sans ce travail-là, elle aurait difficilement une existence, sinon dangereuse.
Car à une période de ma vie, plus jeune, travesti c’était plus risqué dans le quotidien que sur scène.
Aussi, on se construit vite une double-identité, avec une première masculine, assignée, et une seconde choisie et, que du mieux qu’on peut, assumée.
… d’avoir joué ton spectacle depuis plusieurs années, et différents lieux, comment trouves-tu qu’il est reçu ?
Je voulais que La Loge devienne un outil de défense du droit à la différence, et du droit à exister sans rentrer dans les clous.
Je suis content finalement, parce que si je pensais que ça parlait des choses très resserrées – le travestissement et la manière de le vivre –, ça touche plus universellement, mecs et nanas, sur des aspects liés au masculin/féminin, et sur comment on se positionne vis-à-vis du patriarcat imposé. Sans forcément par ce spectacle être dans la militance. Mais rien que d’assumer un choix de vie, ça fait militance, et combat dans la société. Tu te retrouves à être militant sans l’avoir choisi, et que seulement en racontant, ça trace un parcours, et ça illustre une militance plus radicale.
> Quelques questions à Aurélie Budor sur son spectacle « Juste une femme »
Peux-tu raconter l’origine de ton spectacle, « Juste une femme» ?
C’est né d’une envie de parler de la vieillesse des femmes, et puis j’ai eu l’opportunité de travailler à un seule-en-scène avec l’asso Ty Breizh Zik.
Puis, je deviens féministe, et j’élargis le spectacle pour parler de ma mère et de mon histoire, et je travaille avec des textes d’Annie Ernaux qui parle des femmes des classes populaires. Je veux rendre hommages aux femmes des classes populaires, et rendre compte des oppressions et des violences qu’elles subissent.
J’ai toujours la volonté d’inscrire mon histoire intime dans un contexte social, que ce soit accessible au plus grand nombre, et que ça fasse écho aux femmes. Aussi, c’est un spectacle entre fiction et autobiographie, avec des bribes de mon histoire, et de la fiction à partir de ce que j’ai entendu chez des amies, et lu chez Annie Ernaux.
Dans ton spectacle, tu abordes les questions de l’appropriation et l’assignation du corps des femmes par le patriarcat, et ce dans différentes espaces, dans le travail domestique, dans les rapports familiaux, etc. Quel est ton regard sur l’évolution et l’actualité de ces thèmes dans la société ?
J’ai créé le spectacle en 2014, et depuis, par rapport au travail domestique, ça bouge lentement dans les couples hétéros. Christine Delphy, par exemple, en parle aussi, et d’autres également.
Par exemple, c’est toujours le cas, les femmes vont en majorité réaliser des tâches plus invisibles, comme faire les repas quotidien, passer le balai tous les jours, passer le coup d’éponge sur les tables, alors que les hommes réalisent des tâches plus visibles, comme la construction d’une cabane, l’élagage d’une haie.
Aujourd’hui, les hommes sont plus engagés dans leur rôle de père, mais sur certaines tâches, certaines postures : l’amusement, l’occupationnel, l’aide aux devoirs. Et pour les mères, c’est aussi les soins quotidiens, et s’occuper du médical, avec les prises de rendez-vous médicaux, en plus d’avoir la charge d’anticiper : sur les activités extra-scolaires et la garde d’enfants, mais aussi laver les affaires en fonction des activités, les vêtements de foot, de danse, etc. C’est encore très mal réparti, et inégal.
et le sur rapport au corps… ?
Depuis 10-20 ans, il y a des nouvelles générations qui bouscule les identités de genre, dans les manières de s’identifier ou non à « femme », « homme », à être dans la non-binarité de genre.
Pour autant les femmes sont toujours autant assujetties au diktat du corps, et du genre. Ça change un peu par le mouvement féministe, ça évolue, à la marge, ça se déplace. Et davantage aussi avec le mouvement MeToo : les jeunes filles ont moins peur de se revendiquer féministes.
Là, je vois, par exemple je jouais mon spectacle mardi soir à la Maison de Quartier de Villejean, à l’invitation des étudiant.e.s de l’IUT Carrières Sociales : les jeunes filles sont sensibles à la thématiques et ça réagit, par rapport au malaise qu’elles vivent dans leurs corps.
Les hommes ont le droit de moins se soucier de leur apparences, parce qu’ils auront moins de remarques et moins de critiques. Alors que les jeunes filles hétéros ont besoin d’une validation par les hommes. Et les hommes jouent le jeu, car ils doivent jouer ce rôle, victimes eux aussi du patriarcat. Et cette recherche de validation ça passe par une attention à ses poils, son apparence, son maquillage, ce à quoi en vis-à-vis le capitalisme propose un ensemble d’artifices pour à pallier aux « manques » de notre physique.
Donc, oui ça bouge, notamment sur les identités des genres.
Mais à d’autres endroits ça ne bouge pas. Sur les violences dans le couple, conjugales, les violences sexuelles, les violences enfantines, ça ne bouge pas dans le cadre légal du côté du gouvernement. Alors que ce sont des problèmes de santé majeurs selon l’OMS.
Mais je ne perds pas espoir, je le vois à jouer le spectacle et à discuter avec les personnes quelque soit leur âge. Et aussi parce que ça passe par l’émotion, et que j’essaye de rester là-dessus quand je parle avec les gens.
Et justement sur les émotions… comment est reçu ton spectacle ? Qu’est-ce que tu perçois de la manière dont ton spectacle est reçu par les personnes, de ce que ça met en jeu ?
Le théâtre et mon jeu permet de générer des émotions. Ça met en jeu ce qui se passe dans la vie, ça met en jeu du politique. Les thèmes de « Juste une femme » font système et donc font échos aux personnes. Donc passer par les émotions c’est important, et dans un second temps c’est intéressant d’en sortir pour parler de ces thèmes de manière plus objective, et pour qu’il n’y ait pas que mon point de vue féministe.
C’est une bonne manière, l’émotion, pour que ça attrape des personnes, et pour en débattre, même avec des personnes anti-féministes. Après c’est intéressant de ramener des éléments objectifs, pour le coup j’ai des éléments objectifs avec le DU « Violences faites aux femmes » que j’ai suivi. Ce n’est pas qu’un débat d’idéologies ou de points de vue, il y a des choses objectives.
Ce spectacle c’est un média d’éducation populaire, ce n’est pas un théâtre élitiste. C’est un théâtre politique et réaliste, basé sur l’expression corporelle, sans trop passer par les mots, ce qui le rend accessible à des personnes qui ne parle pas trop la langue française. Et puis avec la discussion, parce que les mots sont aussi importants pour nommer les choses, ça demande de trouver l’équilibre entre faire avec les mots et faire sans les mots.
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C’est avec grand plaisir qu’on espère vous accueillir au CRIDEV pour rencontrer Shirley Van Mac Beal, et Aurélie Budor. Chaque spectacle étant suivi d’un temps de discussion !
Édito rédigé par Damien