Notre envie au CRIDEV est de penser le monde, non pas avec les lunettes des dominant-e-s (vision académiques, légalistes, élitistes…) mais avec les lunettes des personnes opprimées en gardant notre juste place. Notre point de vigilance : reproduire le moins possible, dans nos actions, les rapports de domination que nous dénonçons et de ne pas être des allié-e-s qui vont invisibiliser la parole, la lutte des personnes concernées par les oppressions qu’elles vivent ? En plus du travail permanent que nous menons pour situer notre point de vue, et nommer d’où porte notre regard sur les réalités sociales qui nous entourent et sur lesquelles nous agissons, nous mettons également en œuvre des chantiers qui prennent leurs origines dans les dominations que nous vivons et éprouvons nous-mêmes. C’est que, notre action nous demande de se savoir concerné.e.s. Et ainsi de cerner les endroits où nous sommes concerné.e.s, les endroits où nous ne le sommes pas (mais où nous nous trouvons peut être/surement en tant qu’oppresseur/euse ?), et les endroits où nous pouvons être allié.e.s. Être allié.e.s demande de ne pas maintenir un trop grand écart avec les réalités sociales que vivent les personnes qui subissent des dominations et qui luttent, en sachant à quels endroits nous sommes également dominé.e.s, empêché.e.s, entravé.e.s. C’est que, si nous ne sommes pas tout.e.s affecté.e.s par les mêmes dominations, nous sommes affecté.e.s par la domination. Cependant nous ne sommes pas toujours du même côté du bâton, et parfois c’est nous qui le tenons. De la même manière, être concerné.e.s par les dominations ne demandent pas seulement de savoir où nous sommes dominé.e.s mais également de savoir où nous sommes dominant.e.s, rouages d’une reproduction sociale. Aussi, deux chantiers existent au Cridev, décrits succinctement ici par des personnes en faisant partie, Manelle et Pierre.
L’un porte sur le sexisme et le patriarcat : [Manelle] – « à vrai dire, je me suis greffée au groupe de La Trouvaille assez récemment et il s’est passé un tas de choses avant mon arrivée donc je ne pense pas être la mieux placée pour en parler. […] Un certain nombre de personnes s’auto-définissant comme femmes et qui font partie du Cridev ou gravitent autour de l’association ont ressenti le besoin de politiser leurs récits de vies et les oppressions sexistes dont elles ont été ou sont encore victimes. Se retrouver en non-mixité a alors permis (et permet encore) de libérer la parole, d’avancer sans avoir à expliquer à un dominant les tenants et aboutissants de ce qui se dit. Nous pouvons alors nous atteler à étudier le patriarcat – avec nos différents points de vue situés de dominées – et partager des clés pour se prémunir de ou répondre à certaines oppressions sexistes. »… et un autre chantier sur la domination masculine et la virilité :
[Pierre] – « Parce qu’ils n’existaient pas avant et que le CRIDEV se veut, à mon sens, un espace d’expérimentation, mais d’expérimentation réfléchie. On ne va pas expérimenter sans avoir bossé en amont ses expériences. […] si l’on se questionne pour savoir d’où l’on parle, le fait de s’attaquer à la déconstruction du mythe viriliste semble cohérent avec le parcours que j’ai depuis mon arrivée au CRIDEV en septembre dernier. En tant que seul mec, qui était déjà en train de se déconstruire autour de ces questions, dans une équipe de personnes se désignant en tant que femmes, toutes conscientisées sur les questions des féminismes, il m’a été possible de me nourrir sur des temps formels et informels de ce qui se joue sur les rapports de domination. Mais il y a eu un moment où les connaissances ne suffisent plus, et l’action m’est apparue comme nécessaire. Comment moi, Pierre, mec cis genre hétérosexuel non racisé, accumulant ainsi une certaine masse de privilèges, je peux être un bon allié dans cette lutte ? Savoir ce qu’est un allié est bien et nécessaire, c’était en quelque sorte un premier pas vers quelque chose de plus concret, à savoir, comment en tant qu’allié, je peux agir à mon niveau et en conscientiser d’autre ? Comment puis-je, en tant qu’allié, aider la lutte sans pour autant prendre le devant de la scène ? […]
Parce que le sujet est politique (même si tout est politique). […] Le CRIDEV essaie en permanence de sortir des sentiers battus et des analyses simplistes raccourcies et faciles (par les salons d’écoutes LGBT, les causeries féminismes, plus largement l’approche systémique des oppressions »
Être allié.e.s est une question transversale qui se pose peu importe la temporalité face aux oppressions. Cette question de « juste place » trouve sa source dans ce désir pour celles et ceux qui ne sont pas concerné.es par une oppression de faire partie de ce combat en enlevant toute idéologie paternaliste et misérabiliste.

Depuis le mois d’octobre, se déroule au CRIDEV au rythme d’une à deux fois par mois un chantier de réflexion autour de la place et posture d’allié.es dans les luttes militantes. C’est donc en suivant la « Démarche CRIDEV », à savoir :
– Se raconter soi et son lien politique avec cette problématique (Pourquoi ai-je envie d’aider les personnes opprimé.es alors que je peux à la fois être à mon tour, opprimé.e ou privilégié.e ?) ;
– En identifier les freins (Quelles sont les problématiques qui touchent cette thématique ? Qu’est-ce qui m’empêche d’agir ?) ;
– S’outiller autour de celles et ceux-ci ; (Se renseigner avec la parole de premier.e.s concerné.e.s sur ce qu’est qu’être un bon allié.e, savoir situer son point de vue et repérer ses privilèges ? Avec pour finalité de savoir comment les enrayer ;
– Se mettre en action ; (Quel est mon champs d’action en tant qu’allié.e identifié.e par les premier.e.s concerné.e.s ?) ;
– Analyser et recommencer (Quelle a été la portée de mon action ? Ses réussites ? Ses échecs ? Qu’est-ce que cela m’apprends par rapport à cette thématique ?).
A travers ce chantier plusieurs points nous sont apparus quant à cette posture (Laisser la parole aux premier.e.s concerné.e.s ; Être une ressource émotionnelle ; Ne pas prendre l’énergie ; Accepter la critique ; Ne pas hiérarchiser […] Lire et se renseigner). Certains nous ont pris plus de temps que d’autres :
Être allié, une question de posture ou d’actions ?
L’une des premières questions dont j’ai le souvenir autour de ce chantier. Être allié, est-ce agir ? Mais dans ce cas, sous quelles conditions ? Ou n’est-ce qu’une question de posture ? (Mais dans ce cas-là, qu’est-ce que la « posture » d’allié.e ?)
Par rapport à la question de l’action, un des premiers freins identifié lors des temps de chantiers, fut la question de la déresponsabilisation : Agir veut-il dire déresponsabiliser ? Mais pour autant, ne pas intervenir est-il l’équivalent de cautionner ?
« Si vous êtes neutres en situation d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur. Si un éléphant a le pied sur la queue d’une souris et que vous vous prétendez neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité.1 »
Desmond Tutu
Pour autant, agir, ne veut pas dire prendre les devants et prendre la place des premier.e.s concerné.e.s sur le devant de la scène. Être allié.e, signifie accepter d’être relégué.e au second plan lorsque les feux des projecteurs se placent sur la lutte, être une ressource émotionnelle pour les premier.es concerné.es, savoir s’effacer, écouter, se taire, être capable de trouver les justes mots.
« Tu n’es pas coupable ». Je me souviens lorsqu’un ami m’a dit ces mots, enfin, je n’étais plus considéré comme simple discrimination mais j’avais retrouvée enfin mon identité, je n’étais pas responsable ce qui pouvait m’arriver à ce moment précis. »
(Parole tenue par un.e bénévole lors d’un des temps de récit de vie)
Il ne faut pas oublier, qu’en situation de discriminations, un des effets pervers de celles-ci est qu’elles réduisent l’individu à son statut d’opprimé.e, de victime. C’est ici de justes mots, qui ont permis la personne de tenir sa juste place d’allié.e.
Un chantier qui mute et évolue
Par la suite, le chantier a muté, après avoir compris ce qu’était qu’être allié.e.s, il nous est apparu une autre question : « Et les autres, nos proches, nos amis, comment peut-on leur donner à eux aussi les clefs pour se conscientiser ? Comment nous est-il possible à notre niveau, de créer de bons allié.e.s/complices dans notre entourage ? »
C’est donc une nouvelle fois, à travers de la conscientisation de récit de vie, se donner des trucs et astuces que certain.e.s ont pu trouver pour sensibiliser leurs proches à des causes. Puis, c’est par un temps de lecture collective autour de l’ouvrage « Petit manuel de discussions politiques » des éditions du Commun que nous avons conclu cette partie du chantier.
C’est à travers ce processus alternant entre récit de vie et autoformation et notamment ce dernier point énoncé, que ce chantier de réflexion a trouvé sa place au CRIDEV. Prendre le temps ensemble, de se former les un-e-s et les autres, d’apprendre de nos récits de vie, de nos victoires, de nos erreurs pour pouvoir occuper au mieux, notre juste place au sein des luttes.
Édito co-écrit par Pierre M, Manelle H., Damien G., Laurianne P., Élise B. et Emmanuelle A.