Depuis plus de 4 ans que je travaille au CRIDEV mon cheminement politique, critique sur la compréhension du monde s’est fait par le prisme du projet associatif de l’association, c’est-à-dire par l’analyse des rapports sociaux, des rapports de domination et de leur imbrication… L’imbrication / l’entremêlement de la classe sociale, de la classe de sexe et de la classe de race sociale. Ce travail a été semé de questionnements, d’embuches diverses et variées, avec des confrontations entre mon vécu, nos vécus communs au Cridev, des réalités vécues par des personnes accompagnées par le Cridev et des apports théoriques, des lectures, des rencontres avec des sociologues. Notamment avec Danièle Kergoat que les copines de l’association la Trouvaille nous ont fait découvrir au cours de l’année et demi où elles nous ont proposé des temps de cogitations sur les questions féministes (alternance de partages de vécus, d’analyse et travaux autour de textes…).
Le travail de la sociologue Danièle Kergoat sur les rapports sociaux m’a en partie éclairée, ouverts les yeux, donné des nouveaux mots pour comprendre le monde et en même temps questionné.
Ce que nous raconte, et nous permet de questionner D. Kergoat
Elle nous propose de distinguer plusieurs échelles de pensées et d’actions. Pour elle il y a l’échelle des relations sociales qui correspondrait aux relations entre les individus (par ex : les relations amicales, familiales, amoureuses…) et l’échelle des rapports sociaux, c’est-à-dire entre deux groupes de personnes (sociaux) qui ont des intérêts divergents et dont l’un domine l’autre (par ex pour le rapport social (ou de domination) capitaliste qui oppose ceux et celles qui détiennent les moyens de productions dont iels tirent des profits sur le dos de ceux et celles qui travaillent et/ou sont dans des situations de précarité).
Ce que nous comprenons de sa pensée c’est que pour faire bouger les rapports de domination, il faut agir sur les pratiques sociales et pas sur les relations sociales. Soit en agissant collectivement au sein de nos organisations, dans la société, via des manifestations, via des mouvements syndicaux, via des actions comme mee too, via des révoltes comme black lives matter, via du lobbying pour faire changer les lois,… c’est ainsi et seulement ainsi que les rapports de domination peuvent bouger, vaciller, dérailler pour tendre vers des rapports égalitaires.
En terme d’exemple dans le livre Education Populaire et Féminisme1 qui valorise ce travail de D. Kergoat, il est également dit que ce n’est pas en travaillant par exemple à une répartition plus égalitaire des tâches domestiques au sein d’un couple hétéro que ça va faire bouger le système patriarcal… en reprenant la sémantique de Kergoat ça dirait que ce n’est pas en travaillant sur les relations sociales au sein du couple que le rapport social entre les catégories d’hommes et de femmes va devenir plus égalitaire.
Cet exemple a plusieurs effets sur nous et nous pose du coup des questions, qui nous ont obligés à avancer sur nos manières d’agir au CRIDEV…
Le premier effet que ça a eu, c’est le sentiment d’impuissance (qui est souvent entendu, relayé aussi par des personnes qui vivent des situations injustes, oppressives mais qui ne voient pas où ni comment faire bouger les choses), en se disant que tout se joue à l’échelle des structures, des systèmes ça donne donc une sensation de ne pas pouvoir, savoir où, ni comment agir…
Un autre effet pourrait être de se dire : peu importe ce qu’on fait au niveau des relations sociales, alors peu importe de ne pas m’occuper de mes enfants au quotidien si je suis le militant le plus actif du monde dans mon syndicat et que je vais à toutes les manifs contre les violences faites aux femmes ?
Finalement ça nous a permis de nous poser les questions suivantes : comment et en quoi les pratiques sociales peuvent-elles faire la jonction entre les relations sociales et les rapports sociaux ? Et quelles seraient les conditions de mise en œuvre des pratiques sociales pour qu’elles soient non oppressives, qu’elles permettent d’imbriquer les différents rapports sociaux à l’œuvre ?
Voici les bouts de réponses que nous tentons d’élaborer…
Que faire des relations sociales et de la « Déconstruction » : les alertes de Kaoutar Harchi et Wissam Xelka
Tout d’abord nous nous disons que nos relations interindividuelles ne sont bien évidemment pas déconnectées de notre environnement, de notre société, nous ne sommes pas en dehors des systèmes qui nous oppriment. Lorsque l’on dit que « l’intime est politique », ça signifie bien qu’il faut sortir nos histoires intimes de la sphère privée pour voir que d’autres personnes ont des vécus similaires, les collectiviser et pourquoi pas ensuite les politiser… par conséquent les pratiques sociales s’appuient sur les relations sociales pour exister. Il ne peut y avoir pratiques sociales sans relations sociales. Par exemple, nous n’avons pas pu faire que la moyenne d’âge des personnes composant le Cridev soit plus jeune (25-30 ans) sans un certains nombres de relations interindividuelles préexistantes (relation amicales, relations relevant pour certain.e.s d’autres espaces de travail et ou espaces militants, relations familiales…).
Pour autant la pensée de Kergoat, rejoint celle des deux articles qui nous ont retourné le cerveau depuis quelques mois ceux de Kaoutar Harch2 et celui de Wissam Xelka3.
Iels viennent nous alerter sur l’usage de la notion des « privilèges », notamment via le « check des privilèges »4. L’incitation ces dernières années à se déconstruire par cette entrée de checker ses privilèges a des effets culpabilisateurs, contre-productifs et individualisant. Cette unique voie de travail ne nous semble plus pertinente, voir dangereuse car elle individualise (#idéologie néolibérale) la question des dominations et évite de regarder les causes et les responsables de celles-ci. Dans son article Wissam Xelka semble dire également qu’il s’en fout que les personnes se déconstruisent individuellement car ça ne fait pas bouger l’ordre établi, les systèmes qui oppriment.
Le problème avec la pratique de déconstruction est d’ériger cette pratique en méthode de lutte ultime afin d’atteindre un idéal de déconstruction sociale et politique, menant à un élitisme militant et à une culpabilisation des individus. Cela peut faire penser à des pratiques militantes bourgeoises, dont l’écologie libérale avec laquelle la comparaison est faite dans les deux textes étudiés. Dans celui de Wissam Xelka, c’est l’exemple du mouvement des colibris qui est donné, mouvement écologiste faisant reposer toute la responsabilité de la catastrophe écologique sur les individus et non sur les industries, institutions, gouvernements (personnes détenant le pouvoir)… Il est donc attendu de nous, afin de régler le problème, de « faire chacun.e sa part » dans notre coin et de « consommer éthique », à l’image du colibri qui, goutte par goutte, essaye d’éteindre l’incendie de forêt.
Ainsi, quand on fait notre part, on est une bonne personne et si on ne la fait pas, on manque forcément de bonne volonté ou de conscience politique. Or, la réalité des choses est plus complexe : on peut ne pas avoir l’occasion de choisir comment on consomme pour des raisons diverses comme le manque d’argent, de temps, d’énergie mentale…
La mise en parallèle qui est faite avec ce mouvement d’écologie libérale peut se comprendre par le fait qu’un rapport de dominant.e.s/dominé.e.s est reproduit au sein même du microcosme militant, avantageant et légitimant les « vétérans de la lutte », qui ont déjà fait leurs preuves dans le milieu, ont acquis tous les « bons » codes de comportement et de langage et qui prennent ainsi l’avantage sur celleux qui n’ont pas (encore) eu cette occasion.
Une personne dominante « déconstruite » peut presque constituer un danger dans ce contexte. Son image est impeccable donc sa domination n’en est que plus insidieuse. Il devient quasi impossible de lui reprocher quoique ce soit, en plus de devoir se prendre son jugement et son mépris quand on n’égale pas son niveau de déconstruction car sa parfaite réputation militante lui donne du pouvoir et de l’influence au sein du milieu.
Or, c’est un travail de longue haleine qu’on nous demande, de travailler de fond en comble sur notre vocabulaire et de faire attention à la manière dont on se présente. Ce qui n’est pas spécialement accessible à toustes et tend vers une pureté militante sans être une réelle nécessité.
Mais l’élite militante use du bon vocabulaire en tout temps et ne fait aucun pas de travers ; sait ce qui est bon ou mauvais pour chacun.e et peut ainsi nous dicter des lignes directrices quant aux comportements et vocabulaire à adopter face aux personnes d’un groupe socialement défavorisé, sans nuance ni remise en question. Comme si les populations opprimées étaient un ensemble homogène avec les mêmes valeurs, les mêmes aspirations, les mêmes idées.
Mais est-il même possible de se déconstruire ?
La question qu’on est venu à se poser n’est pas seulement celle de la pertinence ou de l’efficacité de la déconstruction, mais celle de sa faisabilité. Est-il seulement possible de se déconstruire en tant qu’individu ? Est-il possible de se défaire de la manière dont on a été construit socialement ?
Notre avis est qu’on ne peut pas se défaire de ce qui nous a construit nous, individus évoluant au sein d’une société profondément oppressive et qui fonctionne en se basant sur la domination et l’exploitation des classes privilégiées sur les autres. On ne peut pas déconstruire un être humain, cela signifierait tout effacer de nos apprentissages, nos expériences, repartir de zéro.
Ce qui ne signifie pas que nous considérons notre construction sociale comme une fatalité car elle est un processus continu et qui évolue selon des tas de facteurs tout au long de notre existence, elle n’est pas immuable à partir d’un moment donné de notre vie.
Alors, on pourrait parler de construction plutôt que de déconstruction. La construction de notre conscience de classe, conscience politique, amenant la construction de luttes collectives.
Ce que la culture de la déconstruction amène, c’est le fait de se concentrer sur les privilèges qu’on peut avoir, sur les comportements de dominant.e.s (un peu égocentré cette histoire) et non des réalités matérielles des dominé.e.s, leurs luttes et les manières de s’émanciper. On part du point de vue des classes dominantes et non de celui des minorités. Ce qui nous centre sur notre individualité en tant que personne faisant partie d’une ou plusieurs classes dominantes au lieu de s’intéresser à la perspective des classes dominé.e.s, les oppressions qui nous touchent lorsqu’on en fait partie, les causes de cela et comment s’organiser collectivement afin de nous en émanciper.
Mais alors que faire ? Que seraient des pratiques sociales ?
En terme d’actes, nous nous sommes essayé.e.s à esquisser quelques formes concrètes que pourraient prendre des pratiques sociales, notamment des formes éducatives, cela en s’appuyant sur des principes issus de l’éducation populaire politique (La Trouvaille), et également issus des pédagogies non-oppressives (Irène Pereira / Institut Paulo Freire/bell hooks).
Nous comprenons l’éducation populaire comme le fait de produire des savoirs issus des réalités des opprimé.e.s, par les opprimé.e.s ; comme « la dimension culturelle de la production de l’action collective », permettant « de construire une production collective de connaissances, de représentations culturelles, de signe propres à un groupe social en conflit »5. Cette production culturelle, visant davantage à faire valoir des connaissances issues des réalités vécues que de chercher à acquérir des savoirs reconnus comme légitimes par une autorité tel que l’état, le patronat, etc.
Et nous nous entendons avec la Trouvaille, sur ce qu’elles définissent comme une éducation populaire politique : une « éducation visant l’émancipation de groupes dominés, par des pédagogies critiques, leur participation à la vie publique et la visée de transformation radicale de l’ordre social6». Une éducation populaire qui se distancie des formes institutionnelles que prend celle-ci lorsqu’elle s’aligne sur l’idée de démocratisation culturelle, pour donner un accès à tous et à tou.te.s aux savoirs légitimes, c’est-à-dire légitimés par le majoritaire (les groupes sociaux dominants).
Et nous nous entendons également avec les pédagogies non-oppressives, en tant que pédagogies qui cherchent à :
– ne pas reproduire de rapports sociaux de dominations au sein d’espaces d’apprentissage et de production de savoirs
– ne pas empêcher, entraver les désirs et les modes de compréhension, d’analyse des personnes qui s’inscrivent dans ces démarches d’éducation populaire,
– ne pas récréer de division sociale de production des savoirs : les premièr.e.s qui font, et les second.e.s qui analysent à la place des premièr.e.s. (habituellement, dans les dispositifs de participation par exemple : ce sont les habitant.e.s qui partagent et témoignent de leur vécu au quotidien, et ce sont des managers/consultants qui captent ces discours pour les analyser à leur manière, y donner leur sens et leur signification, et élaborer des préconisations qui s’appliqueront alors aux habitant.e.s).
Dans les formes, il s’agit en reprenant les termes d’Irène Pereira7, de travailler à passer d’une conscience quotidienne à une conscience critique. À nos yeux c’est une manière à prendre du recul sur son parcours de vie, sa trajectoire sociale, et d’y percevoir ce qui y est singulier ou pluriel, ainsi que la manière dont individu et social s’articulent, s’impliquent. Les méthodes du récit de vie en collectif, entre autres, vont dans ce sens : « peu à peu on constate que sa propre histoire a à voir intimement avec l’histoire des autres, l’histoire du quartier, les histoires anciennes. On comprend […] que sa petite histoire individuelle rentre dans l’histoire collective et dans la grande histoire : l’histoire de la ville, l’histoire du pays,… »8.
Plutôt que de checker nos privilèges, nous avons envie d’approfondir le travail sur le point de vue situé via les récits de vie, c’est-à-dire de partager son histoire, son parcours, ses assignations subies, etc… nous semble moins enfermant, moins stéréotypé et permet d’appréhender les personnes dans leur globalité et pas uniquement via des catégories.
Par exemple nous avons formé des animateur-trices, travailleur-rices sociaux qui agissent en direction des jeunes, en le proposant de re-raconter leurs vécus de jeunes pour analyser comme cela construit leur pratiques professionnelles auprès des jeunes.
Cela conduit régulièrement à œuvrer en non-mixité, et à avancer entre personnes concerné.e.s de manière à s’éviter quelques ennuis : que les personnes non-concerné.e.s expliquent leurs vies aux personnes concerné.e.s, que les personnes concerné.e.s se retrouvent à devoir faire preuve de pédagogie envers les personnes non-concerné.e.s (alors que ce n’est pas l’endroit), etc. Par exemple le chantier de travail de production d’un livre sur le sexisme en milieu professionnel et militant s’est réalisé qu’entre personnes femmes (au sens construction sociale).
C’est que, lorsque nous voulons prendre part à une lutte, à l’analyse d’une question, etc., alors que nous ne sommes pas impliqué.e.s par celle-ci, nous avons à penser notre place, et notamment à celle d’allié.e. Nous ne reviendrons pas davantage ici sur les places et postures d’alliés, sur lesquelles nous avons déjà pu écrire dans de précédents éditos. Seulement pour signifier que si voulons prendre part à l’action aux cotés des personnes concerné.e.s, nous avons à soutenir les volontés en présence, soutenir le passage à l’action, et se garder de toutes entraves.
Par ailleurs, nous considérons qu’il est nécessaire de produire une recherche et une analyse des causes des problèmes rencontrés (causes historiques, économiques, politiques…), cela dans le but de s’attaquer aux racines profondes, et aux conditions qui ont donné lieu à l’apparition de ce problème. ; comme nous tentons de le faire via la réalisation d’une frise historique sur les origines du patriarcat du point de vue d’une multitude de théories, recherches et récits féministes.
Enfin, il s’agit pour tout groupe qui agit, de repérer les manières dont il est traversé par des rapports sociaux de dominations, d’en visibiliser les inégalités, et en conséquences de formaliser des règles égalitaires sur le plan des relations sociales (c’est-à-dire organiser de la contrainte face au laisser-aller des habitudes).
Et à nos yeux, il y a un fort enjeu à visibiliser publiquement ces pratiques plus égalitaires, quand bien même elles ne se réaliseraient que sur le plan des relations sociales (et non des rapports sociaux), de manières à ce que ces pratiques collectives infusent dans le social. Cette visibilisation dans la sphère publique peut prendre plusieurs formes : faire en sorte que ce soit les personnes concerné.e.s et non les plus habitué.e.s qui prennent les rôles de porte-parole, qui prennent la parole dans les médias, etc. Cela peut également passer par la production d’un récit collectif du groupe.
En écrivant cet article ça nous donne envie de se re-raconter et partager l’histoire des mutations politiques qui ont eu lieu au sein du CRIDEV sur ces dernières années…. Un chantier peut-être à venir dans les prochains mois…
Veria, Damien et Emmanuelle suite à des temps collectifs bénévoles – volontaires – salarié.e.s depuis juin 2020.
1 La Grenaille (Collectif), Éducation Populaire et féminisme. Récits d’un combat [trop] ordinaire. Analyses et stratégies pour l’égalité. 2016.
2 https://www.revue-ballast.fr/checker-les-privileges-ou-renverser-lordre/ « Checker les privilèges » ou renverser l’ordre ? par Kaoutar Harchi
Article du 15 juin 2020 – diffusé sur dans la revue Ballast sur leur site – revue issu de la partie radicale du parti communiste. Kaoutar Harchi est une post-doctorante sociologue, département de la recherche du Quai Branly.
« Déconstruction de la déconstruction : un point de vue antiraciste »
Texte de Wissam Xelka, militant décolonial et marxiste. Doctorant, mène ses recherches sur le thème des masculinités et des théories du complot. Sélectologue, membre du PIR : parti indigène de la république. Article qui date de 2017
5 Peyre M. (dir.), Le livre noir de l’animation socioculturelle, L’Harmattan, 2005.
6 La Trouvaille (collectif), Pour une éducation populaire politique, Silence n° 440, décembre 2015.
7 Pereira I., Les pédagogies non-oppressives. https://www.youtube.com/watch?v=LJpq1BsgABU
8 Interview de Ricardo Montserrat par Mona Chollet, Créer des lieux où l’on peut reconstruire son identité, 2000 – sur le site « Périphéries ».