Travail, handicaps et normes sociales : agissons contre les normes handicapantes !
Si une loi de 1957 avait pour la première fois utilisé le terme de « travailleur handicapé », institué une priorité d’employabilité (10 % en théorie) et défini le travail protégé, c’est la loi du 30 juin 1975, présentée par Simone Veil, ministre de la santé, qui est le texte de référence créant la politique publique sur le handicap.
En effet, cette loi (n° 75-534) d’orientation définit clairement 3 droits fondamentaux pour les personnes handicapées, enfants et adultes :
1. le droit au travail ;
2. le droit à une garantie minimum de ressource par le biais de prestations ;
3. le droit à l’intégration scolaire et sociale.
Après cette loi de 19751, vient la loi du 11 février 2005 qui est l’une des principales lois sur les droits des personnes handicapées. Les toutes premières lignes de la loi rappellent les droits fondamentaux des personnes handicapées et donnent une définition du handicap : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle (importante) , durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »

Face à la définition institutionnelle, comment les gens concernées la vivent, la perçoivent, s’autodéfinissent ? Quand on tend le micro à des personnes concernées, voilà les mots qui ressortent…
« Assistanat, ESAT, méconnaissance, incompréhension, entreprise adaptée, foyer, neurologique, travail, exclusion, moquerie, politique, discriminations, harcèlement, AAH, MDPH, administratifs compliqués, seul, solitude, difficultés à l’école et au travail pour trouver sa place, tutelle, handicap invisible, sourd, malentendant, canne blanche, psychique et cognitif, maladies, marre des cases, dépression, souffrances, surprotection, incapacité, normes, normalité, bataille quotidienne, … » Tels sont les mots pour auto définir la notion de handicap-s de personnes concernées avec qui le CRIDEV a travaillé.
En effet, le CRIDEV pendant deux ans a eu l’occasion de travailler à leur demande avec un groupe de personnes concernées entre autre par les handicaps psychiques et cognitifs au sein d’une association rennaise. Ces personnes co-construisent des projets avec des bénévoles et leurs familles, au sein de cette même association : vacances/loisirs, soirées sur différentes thématiques, accompagnements santé, projets professionnels…
Ainsi, plusieurs ateliers ont été mis en place entre les deux structures autour des élections présidentielles, législatives, de la place du travail au sein de nos vies …
Ces ateliers ont été l’occasion de se raconter, d’analyser les situations débouchant sur de nombreuses discussions liant intime et politique autour du poids des normes sociales et l’injonction à y tendre, ou à y correspondre. Des questions comme « que signifie le mot normal » ? se sont posées. De ces temps de discussions, une dimension a été largement pointée du doigt par les personnes concernées, à savoir la relation handicaps/travail et la volonté d’interpeller les politiques sur certains enjeux liés à cette relation a émergé. Il ressort également, suite aux différents ateliers, que les besoins des personnes concernées par le handicap psychique et cognitif sont peu ou pas pris en compte dans les programmes des candidat-e-s aux différents échelons d’élections, entraînant un sentiment de frustration et de colère.
Les constats qui ressortent sont nombreux. Là encore, que disent les personnes qui vivent ces réalités de travail au quotidien ?
Les places en ESAT (Établissement de Santé et d’Aide par le Travail) sont difficiles à trouver car il y a clairement peu ou pas assez de structures et donc les personnes y accédant ne s’autorisent donc pas assez à remettre en cause les pratiques de ces structures. Les parcours pour y accéder sont souvent longs et épuisants, parfois peu cohérents avec une multiplication de stages. Les ESAT qui existent semblent être largement soumis aux lois du marché. Une fois en poste, les cadences sont plus ou moins importantes et les tâches assez répétitives et peu stimulantes. Le sentiment d’être davantage dans une logique productiviste et de rentabilité est présent, alors que les ESAT sont des établissements médicaux-sociaux censés pouvoir accompagner les personnes en tenant compte de leurs rythmes et leurs besoins.
Les recherches effectuées montrent que les travailleurs et travailleuses d’ESAT ne dépendent pas du code du travail mais de celui de l’action sociale et des familles (CASF). Cela ne leur permettant pas, a priori, de pouvoir se constituer en syndicat, de faire grève ou de manifester un mécontentement dans ce cadre…
Concernant les finances : une majorité des travailleurs/ses rencontrées estiment que leur « salaire » (qui n’est pas considéré comme un salaire) seul ne leur permettrait pas de vivre et que le complément d’allocation adulte handicapé (AAH), versé par la CAF, qu’iels perçoivent est indispensable pour répondre à leurs besoins. Dans la plupart des cas, une aide financière familiale est nécessaire pour accéder aux loisirs et aux coups durs de la vie.
Des travailleurs/ses en milieu dit « ordinaire » témoignent et analysent également leur réalité :
« Beaucoup de stress, les cadences sont élevées et la demande de rendement est forte. A priori, les entreprises préfèrent payer les amendes plutôt que de réellement engager des personnes reconnues comme handicapées ce qui bloquent le circuit ESAT – Milieu ordinaire permettant aux gens de progresser et de changer de lieu de travail. »
« Le handicap n’est pas un sujet « apolitique »
Quand on lit la définition officielle du « handicap » on en comprend que le fait d’avoir un/des handicap-s est le facteur qui exclut les individus de la société, l’État mettant alors tout en œuvre pour leur permettre d’avoir des droits, d’assurer leur « participation citoyenne », mais surtout leur intégration pour tendre à s’intégrer dans les normes dominantes, etc.
Néanmoins, quel poids les normes exercent-elles sur ces enjeux ? Ne serait-ce pas les normes qui excluent les individus ? Et donc à la société de les faire changer ou s’adapter aux individu-e-s, et non aux personnes de devoir s’y soumettre ? N’y a-t-il pas des facteurs/ éléments externes structurels qui éloigneraient les gens de « la vie dite normale en société » ? D’où viennent ces injonctions ? Et quelles marges de manœuvre possible pour ne pas y tendre ?
Il semble clair que la normativité collective se réalise aux dépens des autonomies individuelles et des créativités des un-e-s et des autres. On a tendance à définir le handicap dans les termes de l’institution, en tant que problème que devraient résoudre les valides.

Pour conclure, citons un extrait du manifeste du CLHEE (Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation) :
« La place réservée aux personnes handicapées s’inscrit inévitablement dans un projet de société. En ce sens, il ne fait aucun doute que le système économique capitaliste qui exacerbe l’individualisme, valorise principalement la concurrence et le profit, creuse les inégalités et concentre les pouvoirs entre les mains d’une minorité, impacte de façon négative les politiques menées dans le domaine du handicap. Les politiques d’austérité menées au nom de cette logique notamment en Europe, ont d’ailleurs confirmé qu’elles n’avaient que faire des droits des personnes handicapées et ont conduit à détériorer leurs conditions de vie, partout où elles ont été appliquées. Notre combat est donc politique dans la mesure où nous savons qu’il est indissociable de celui qui vise à transformer en profondeur la société pour restaurer la justice sociale et l’égalité. »2
Ainsi qu’un extrait de l’article « Handicap : ces militants qui cassent les codes » :
« Il faut permettre aux personnes handicapées de faire leur propre choix de vie, de définir leurs propres besoins et de prendre leurs propres décisions. Ça suppose de leur donner les moyens financiers, humains et matériels de vivre de façon autonome, défend Elisa Rojas. Le système est pensé pour que l’institution soit la seule voie possible puisqu’elle vous offre une solution clé en main. Le prix à payer, c’est que vous n’êtes plus libre. »
« Un changement de vision qui ne sera possible que quand on arrêtera de considérer les personnes handicapées comme de pauvres choses incapables de porter leurs propres revendications. Et quand les valides accepteront de lâcher un peu de leur pouvoir. »3
Édito écrit par Élise S. et Judicaëlle B.
1 Chronologie des politiques publiques en matière de handicap en France
2 Extrait du Manifeste du Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation
3 Elsa Maudet, « Handicap : ces militants qui cassent les codes », Libération, 03/2017.
Pour s’informer et aller plus loin sur les enjeux autour des handicaps
« Handicap psychique, clips pour dire non à la stigmatisation »
handicap.fr, 19/03/2018
« Esat ou milieu ordinaire : la sous-traitance en danger ? »
handicap.fr, 19/09/2018
« Les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) parviennent-ils à concilier objectifs économiques et missions médico-sociales ? Une proposition de matrice stratégique »
Christophe Baret, « RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise », pages 66 à 82, 02/2012
« La loi du 11 février 2005 »
mdph.fr, 12/05/2011
« Allocation aux adultes handicapés (AAH) »
service-public.fr, 01/01/2019
« Handicap : ces militants qui cassent les codes »
Elsa Maudet, Libération, 03/2017
Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE)
clhee.org
Pour s’informer et aller plus loin sur les normes sociales:
Des auteur-e-s, comme R. Boudon et F. Bourricaud (1990), ont défini les normes, par opposition aux valeurs, comme des « manières de faire, d’être ou de penser, socialement définies et sanctionnées. » Les normes sociales portent sur :
– des comportements, des conduites (Normes de comportement).
– des jugements, des attitudes, des opinions, des croyances (Normes de jugement).
Une norme est donc une règle implicite (non dite) qui nous fait penser, agir sans pour autant qu’elle ait un quelconque critère de vérité pouvant entraîner valorisation/dévalorisation, privilèges ou non.
« Situation de handicap et normes sociales »
Pierre Ancet, Le Carnet PSY, pages 29 à 31, 09/2011
Des pépites sur un collectif des années 70 « Les Handicapés méchants » qu’on voulait partager
« Handicapés Méchants (1974-1979) »
archivesautonomies.org