« Quand il s’agit des femmes, il n’y a pas d’hommes de gauche »
Brigitte Fontaine
On ne peut que tristement le constater, les oppressions sexistes concernent tous les milieux. La parole se libère, et l’omerta se lève, petit à petit. Pour autant, ça n’est pas magiquement que les rapports de domination disparaissent. Jeune femme cis-genre de 27 ans, blanche, située dans une zone floue entre la classe pop et la classe moyenne, un peu “transfuge de classe”, je suis depuis peu bénévole au CRIDEV. Je m’intéresse particulièrement aux questions de sexisme dans les milieux militants, en particulier les milieux autonomes, anarchistes, anti-autoritaires. Mes questionnements s’inscrivent plus largement dans des recherches que je mène dans le cadre de mes études de sociologie et d’histoire du genre. J’ai intégré depuis le mois de janvier l’un des chantiers du CRIDEV autour du patriarcat et cela nourrit beaucoup ma réflexion. J’avais donc envie de partager à mon tour le fruit de quelques recherches à travers la publication de ce petit article….
Pour commencer, re-contextualisons.
L’anarchisme est un courant de pensée politique qui a pour principe fondamental le refus de toute forme de domination, d’autorité et de hiérarchie. C’est une philosophie politique qui entend lutter contre les inégalités et qui souhaite des rapports sociaux et des relations humaines radicalement égalitaires, libres et empreintes de solidarité. On pourrait donc postuler, à la manière de Susan Brown, écrivaine anarchiste canadienne, qu’en toute logique, «puisque l’anarchisme est une philosophie politique opposée à toute relation de pouvoir, il est intrinsèquement féministe». Or, force est de constater que la masculinité anarchiste est elle aussi traversée par la socialisation patriarcale et que le milieu militant valorise des normes et des comportements peu enclins à l’égalité des rapports sociaux de sexe.
▸ Tout d’abord, l’engagement militant semble refléter une certaine conception de la masculinité, de la façon d’être un homme.
En effet, le militantisme est, comme d’autres domaines sociaux, imprégné et influencé par une histoire pensée au masculin. L’histoire, telle qu’elle est enseignée, est souvent celle des « grands hommes ». Les femmes et leur participation aux luttes est ainsi invisibilisée, voire totalement oubliée.
L’éthos militant est également construit au masculin. La prise de parole constitue un élément fondamental et incontournable de la routine militante. Il faut être capable de s’exposer, d’assurer une certaine présentation de soi et du discours militant. Tandis que la parole des femmes se caractérise généralement par l’auto-dépréciation, le fait de s’excuser et une portée vocale réduite, la prise de parole masculine semble un exercice beaucoup plus aisé. Cela résulte de socialisations primaires et secondaires qui valorisent les hommes dans le fait de se mettre en avant, de s’accaparer l’espace, que ce soit par le mouvement ou par la parole. De plus, comme cela s’observe dans d’autres milieux, les hommes coupent régulièrement la parole aux femmes, et ont tendance à davantage valoriser les propos tenus par d’autres hommes.
Pour résumer, les hommes détiennent davantage de pouvoir informel, ce qui augmente leur sentiment de supériorité vis à vis de leurs camarades féminines et participe de la construction d’un éthos viril. Francis Dupuis-Déri, chercheur en sciences politiques, décrit d’ailleurs les Black Blocs comme une tactique politique où « les hommes ont […] tendance à se réserver les rôles les plus prestigieux et à adopter des attitudes viriles et prétentieuses face aux femmes.» Dans un de ses textes, l’anarchaféministe Corinne Monnet explique qu’elle a pris conscience de ce qu’était la domination masculine dans sa globalité via « le sexisme présent dans la mouvance anarchiste » : pour elle, on « peut se démerder » pour être entendue, mais à condition d’« intégrer les codes masculins du milieu », de « calquer [le] discours sur celui des hommes » ce qui implique, elle le déplore, « d’oublier qui l’on est, et par conséquent oublier la solidarité d’avec les autres membres de notre groupe d’oppression », à savoir ici, les femmes militantes.
▸ Ensuite, la suprématie masculine dans les réseaux anarchistes produit, comme partout, de la domination masculine.
La première marque de la domination masculine en milieu anarchiste se caractérise par la division genrée du travail, à la fois dans la sphère privée et dans la sphère militante. Pour la sociologue Hélène Duriez, l’engagement militant est fortement structuré par le « don de soi » qui implique une « dimension sacrificielle et désintéressée » à l’opposé d’une logique individualiste centrée sur des objectifs carriéristes comme on peut l’observer par exemple dans la politique politicienne. Pour le dire autrement, on ne peut pas être anarchiste comme on est employé de bureau, entre 8 heures et 18 heures. Cela suppose un engament total et de tout instant : ça n’est pas une carrière mais bien tout une façon de vivre. Or, comme l’ont expliqué des féministes matérialistes, c’est aux femmes que les hommes doivent leur possibilité d’exercer leur militantisme dévoué. En ce qui concerne la sphère privée, ce sont les femmes de militants qui se chargent de tout le travail dit « reproductif », entre autre constitué du travail ménager et de l’éducation des enfants.
Certains espaces militants sont aussi très fortement anti-féministes. D’après Hélène Duriez, les anarchistes conçoivent le politique comme intrinsèquement lié à un engagement moral qui se doit d’être désintéressé. Elle explique que l’homme anarchiste milite pour autrui « en mettant de côté sa propre condition » car « le militantisme pour soi n’est pas valorisé ». Lutter pour des objectifs inhérents à sa propre condition est perçu comme non noble et peut être suspecté d’être partial, orienté, loin de l’idée d’un intérêt général. Ainsi, le féminisme est jugé comme étant individualiste et issu de la bourgeoisie. Il n’est pas bien vu que les femmes militent pour elles-mêmes et il leur est reproché négliger la lutte, selon eux prioritaire, de l’anti-capitalisme. En outre, le mouvement libertaire mobilise un certain nombre de stratégies pour contrer les revendications féministes. Le déni, la ridiculisation ou la violence sont tout autant de procédés observés chez les hommes anarchistes pour disqualifier la critique à leur encontre. Ainsi, le militant et sociologue Léo Thiers-Vidal confiait « avoir souvent entendu des hommes libertaires exprimer leur rejet du « politiquement correct » et revendique le droit à la blague sexiste, à l’insulte misogyne ou lesbophobe – au nom de la liberté d’expression ». Pourtant, ajoutait-t-il, « l’enjeu n’est pas tant la liberté d’expression que la solidarité masculine.»
Les hommes stigmatisent l’engagement féminin, certains militants allant même jusqu’à dire que la seule motivation des femmes à rejoindre un syndicat serait de rencontrer des hommes dans une perspective affective ou sexuelle. La masculinité inhérente à l’épithète d’anarchiste parait constituer « une forme de résistance à la reconnaissance de l’oppression des femmes par les hommes.» Sous couvert de neutralité, de regard extérieur qui mènerait à un point de vue objectif, les hommes libertaires semblent penser incarner l’objectivité, la figure de l’universel. Ils ne remettent pas en question leur point de vue situé : en tant qu’homme, ils bénéficient, au même titre que les autres hommes, de la domination masculine qui structure la société dans son ensemble. Ce point aveugle de la domination ne leur permet pas d’entrer en empathie avec les dénonciations faites par les femmes militantes et les féministes vis à vis de leur propre milieu. Ils ne considèrent pas appartenir à un groupe social construit que les féministes matérialistes appelle « la classe sexuelle des hommes ». Dans son article Hommes anarchistes face au féminisme, Francis Dupuis-Déri explique que « les anarchistes sont d’autant moins enclins à s’ouvrir aux critiques féministes à leur endroit qu’ils tirent en général un sens de supériorité morale à s’identifier comme des victimes, des opprimés ou des alliés des opprimés ; les anarchistes sont donc particulièrement réfractaires à l’idée qu’ils seraient eux-mêmes des privilégiés et des dominants ».
Mais alors, comment expliquer un tel décalage entre les grands principes libertaires et l’expérience militante génératrice de sexisme?
Francis Dupuis-Déri nous propose cinq pistes explicatives :
▸ Tout d’abord, « le poids de la socialisation patriarcale ». Chaque individu, aussi libertaire soit-il, a été socialisé dans une société profondément inégalitaire, autoritaire, hiérarchique et patriarcale. Aussi, il est difficile d’appliquer les principes libertaires, y compris dans les rapports sociaux de sexe. Cela demande, comment le formulait l’anarchaféministe Emma Goldman, de lutter contre ses « tyrans intérieurs ».
▸ La deuxième piste évoquée est celle du « poids de la tradition sexiste anarchiste ». En effet, l’anarchisme a toujours valorisé la virilité la plus traditionnelle incarnée par l’homme combatif, courageux et rebelle et a toujours accueilli en son sein plus d’hommes que de femmes. La présence majoritaire d’hommes au sein des groupes militants participe donc à encourager des attitudes virilistes et à décerner des rôles valorisants pour les hommes, les femmes étant, de fait, cantonnées à un répertoire d’action subalterne.
▸ La troisième explication convoque « le machisme et l’antiféminisme » déjà présents dans l’ADN de l’anarchisme. On pourrait en effet considérer qu’un anarchiste sexiste n’est pas totalement à contre-courant de la tradition politique à laquelle il appartient puisque certains anarchistes connus le sont. A ce titre, nous pouvons citer Proudhon, figure majeure de la pensée anarchiste qui a consacré dans son quatrième volume de De la justice dans la révolution et dans l’Eglise (1858) près de 390 pages dans lesquels il prône une essentialisation des femmes et des hommes de même que des rapports hiérarchiques faisant des hommes les supérieurs des femmes.
▸ La quatrième piste proposée est celle de la « priorité stratégique » de la lutte contre le capitalisme. Pour des hommes anarchistes, l’émancipation des femmes découlera de la victoire contre l’Etat et le système capitaliste. Le sexisme et le patriarcat, sont donc considérés comme des questions périphériques. De plus, certains hommes se disent eux-même victimes du patriarcat et ne peuvent se sentir concernés par les accusations d’oppression puisque pour eux la domination masculine ne s’exerce qu’en dehors du cercle militant. En conséquence, les femmes ne devraient pas lutter contre eux, mais bien à leurs côtés.
▸ Le cinquième et dernier point traite de « l’intérêt de classe masculine » et mentionne la pensée de Charlotte Wilson, anarchiste socialiste et féministe britannique. Cette dernière conceptualise la complexité de l’être humain qui serait traversé par deux « instincts sociaux » aux « forces contradictoires » : la domination et « l’auto-affirmation égalitaire et solidaire ». Intégrée à une conception structuraliste des rapports sociaux, cette théorie de l’homme à la fois « bon » et « mauvais » rejoint l’idée de Kropotkine dont le propos peut être résumé en ces termes : « […] le meilleur des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice de l’autorité.»Autrement dit, en ce qui concerne les rapports sociaux de sexe, cela signifie que, même avec la meilleure des volontés, les hommes auraient du mal à se séparer de leur instinct autoritaire et de leur volonté de domination car le fondement inégalitaire de la société favorisent chez eux l’expression de l’oppression.
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Nous l’avons vu, le combat contre les oppressions sexistes ne semble pas toujours aller de soi dans la sphère militante supposément déjà “déconstruite”. Souhaitons-nous de continuer à travailler sur la question du point de vue situé, fondamentale pour espérer un changement de paradigme.
Léa
SOURCES
Brown, Susan, The Politics of Individualism: Liberalism, Liberal Feminism and Anarchism, Montreal, Black Rose Books, 1993, p. 208.
Dupuis-Déri, Francis. « Hommes Anarchistes Face Au Féminisme ». Réfractions. https://www.academia.edu/2399894/Hommes_anarchistes_face_au_f%C3%A9minisme.
Duriez, Hélène. Chapitre 6 / Des féministes chez les libertaires remue-ménage dans le foyer anarchiste.dans Fillieule, Olivier, Patricia Roux, et Collectif. Le sexe du militantisme. Presses de Sciences Po, 2009.
Kropotkine Pierre, l’Anarchie, Paris, 2006 [1896] , p.39
Monnet Corrine, L’anarchisme a-t-il un avenir? Histoire de femmes, d’hommes et de leurs imaginaires, Colloque international, Toulouse, 27-28-29 octobre 1999, p.467-473.
Thiers-Vidal, Léo, et Mademoiselle. Rupture anarchiste et trahison pro-féministe. Lyon: BAMBULE, 2013